Publié le 08.10.2022
Autour de Zed, être à l’adolescence morcelée à l’ère des réseaux sociaux, se déploient des voix et présences en cercles concentriques. Trigger Warning de Marcos Caramés-Blanco est à découvrir au Poche jusqu’au 23 octobre tant il fait figure d’objet théâtral non identifié.
La partition est pétrie de l'univers d'un adolescent, Zed, qui papillonne d’abord en chansons pour dire ses états de corps et d’âmes. On en retrouve des éclats dans le texte même. Que l’on songe à Lingua Ignota et son incantatoire «Je ne mange pas, je ne dors pas, je ne mange pas/Je le laisse me consumer/Comment puis-je te briser, avant que tu ne me brises?» (Vous doutez de moi, traître). Cette a partition se vit comme une forme de choralité sonore poétique à l’ère d’Instagram, WhatsApp et Twitter, servie par une magnifique spatialisation sonore voyant la salle du Poche constellée de fines enceintes totémiques,
Trigger Warning est dès lors moins un collage/montage de fragments épars de messages émanant des réseaux sociaux, que le suivi par l’équivalent en mots et sons du regard de Zed sur la surface de l’écran de son smartphone. Une interface/écran périodiquement noire avec laquelle le personnage entretient une relation d’amour-haine. Si l’opus aborde le cyberharcèlement venant stigmatiser Zed, il n’en oublie pas le burlesque et l’humour camp. En témoigne cet épisode d’anthologie où une Influenceuse délivre son mordant et baroque tuto Insta live de make-up digne d’un Almodovar.
Voyage au pays des interfaces et d’une chasse virtuelle - où Zed devient la proie - en compagnie de la metteure en scène Isis Fahmy.
Trigger Warning use d’une langue fragmentée à l’ère des réseaux sociaux et identités recomposées.
Isis Fahmy: L’auteur pose la question par l’écriture de la manière dont on peut donner à voir par la langue et la représenter. Le Trigger Warning est bien cette pratique commune aux réseaux sociaux et scènes féministes avertissant d’un contenu propre «à réactiver ou déclencher un trauma psychologique» chez une personne, comme le souligne Marcos Caramés-Blanco qui signe la pièce.
Ainsi la texte aborde notamment le traumatisme et le fait qu’il puisse se réveiller. On peut imaginer que certains personnages de l’intrigue ont subi diverses formes de harcèlement. Ou se retrouvent piégés dans la toile des réseaux sociaux, d’une façon étourdissante voire étouffante. On constate alors que le temps nécessaire à s’exprimer sur un événement traumatique est souvent long et problématique à vivre.
Il s’agit d’une grammaire, une syntaxe que nous avons envisagée comme une architecture. C’est une langue limpide pour les personnes utilisant régulièrement des applications comme WhatsApp. Mais elle peut toutefois nous paraître une langue étrangère lorsqu’on l’oralise. C’est le tour de force de l’auteur.
Il existe une dimension de poésie sonore.C’est précisément ce qui m’a fascinée à la lecture du texte, son côté partition avec l’utilisation graphique de lettrages et polices différents. Et ces sons associés aux différents réseaux sociaux qui sont transcrits en onomatopées sur la page. Il y a une manière de penser l’oralité du texte en lien avec des tempi et un rythme.
J’ai opté pour plusieurs couleurs sur le texte afin de répartir les contenus écrits entre les comédien.nes. Ces contenus se distribuent entre informations sur les applications, interactions humaines avec le portable et descriptions visuelles. L’ensemble forme une choralité à trois interprètes. Qui interagissent avec un Zed livrant son ressenti au public relativement à la réception de ces messages.
Zed est une personne solitaire forclose dans sa chambre. On la découvre connectée à une sphère sous forme de réseaux sociaux. Parfois ce personnage en a une vision claire pouvant aisément se projeter dans les messages reçus de proches. Mais il existe toute une myriade d’anonymes produisant réactions, commentaires, injonctions venant troubler les perceptions de Zed au cœur d’une nuit d’insomnie.
Nous avons trouvé un grain de voix, une façon singulière de s’exprimer pour les personnes et messages interagissant avec Zed. D’où l’image d’un être esseulé et d’un chœur qui est précisément le smartphone du personnage principal. Cette choralité permet d’incarner l’ensemble des interactions que Zed connaît avec son portable. Ce n’est pas fortuit que la pièce développe toute une réflexion sur le regard pareil à une lame.
Je travaille depuis longtemps avec Benoît Renaudin, soundesigner fabriquant aussi des instruments de musique. A ses yeux, les smartphones sont à l’image de totems que l’on retrouve fichés sous formes de petites enceintes parmi le public. A dessein, puisqu’il n’y a pas ici d’écrans représentés. Il fallait donc créer un lien fort entre la scène et la salle autour de cet objet sacralisé qui est ici éternellement absent.
Œuvrant au sein de l’ensemble musical Vortex, Daniel Zea a codé le son et le travail des voix. Il s’agit d’une écriture éminemment sensorielle, sorte de plongée à la fois dans la corporalité et l’imaginaire de Zed. Dans le registre sonore, coexistent la description des images (voix radiophonique et nasale), l’ensemble des chansons de la bande son et le toucher de Zed sur l’écran du smartphone. A ces trois voix, se joint une dernière que j’ai nommée informative. I y a une tentative d’entrer dans la physicalité du mouvement par le son et sa matérialité.
Le show de Bae performant de sa voix légèrement réverbérée un tuto de maquillage à l’image d’un grand show au Zenith. Ceci alors qu’il ne s’agit en réalité que d’un simple tuto make-up qu’elle réalise chez elle. C’est une manière de faire sentir qu’elle a une aura avec une multitude de fans qui l’écoute.
Ces rendus sonores font aussi l’objet de tout un travail dans leur situation d’élocution. Il existe ainsi la description avec une extrême proximité dans le son d’une vidéo de Shera Kerienski - l’une des Youtubeuses françaises les plus influentes aux 2 millions d’abonné.es sur YouTube (1,4 sur Instagram). Elle est célèbre pour ses tutoriels beauté et ses vlogs sur sa vie intime, ndr.
Donner voix et chairs notamment aux réseaux sociaux, aux questions de genres, aux identités multiples, fluctuantes, et à la violence présente chez un homme attiré par les mineures.
En résumé, le paysage sonore est animé du désir de pénétrer dans l’esprit de Zed et de s’y immerger. On peut ainsi passer d’un compliment à une insulte sur les réseaux sociaux. C’est ce papillonnement émotionnel, cette incroyable averse d’humeurs changeantes qui m’a aussi intéressée. Cela reflète aussi justement certains états à l’adolescence comme l’inquiétude face à l’injonction de paraitre ou d’être selon des codes et normes.