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Alice au pays de l’euthanasie

Publié le 06.10.2015

 


Gian Manuel Rau se promène, fait la cuisine, espionne ou encore contemple. Pour lui, «La préparation d'une mise en scène dure parfois plusieurs années... Le plus important c'est de créer une perception sélective pour la pièce.» Après une Mademoiselle Julie qui voulait mourir dans l’instant au Théâtre de Carouge, Gian Manuel Rau met en scène une Alice au Grütli, qui elle aussi souhaite mourir, mais depuis toujours. La mort, rite de passage dans certaines cultures traditionnelles, reste taboue dans la nôtre. Jusqu’au 18 octobre, de la fatalité au choix, Le voyage d’Alice en Suisse, scènes de vie de l’euthanasiste Gustav Strom de Lukas Bärfuss reflète, avec l’humour qui le caractérise, l’état de la question de l’euthanasie dans notre société d’individualistes.

 

 

Gian Manuel Rau, rencontrez-vous parfois l’auteur, Lukas Bärfuss également de nationalité suisse?

On se connaît bien, il aime mon travail, mais il préfère ne pas participer au processus de la mise en scène. On se parle plutôt après la première. Ce qui me frappe dans son écriture, c’est qu’elle est contemporaine tout en atteignant la portée d’une tragédie grecque avec des thèmes d’aujourd’hui. C’est un auteur qui, comme Pinter, Crimp et Bond, par exemple, a la faculté d’écrire des classiques modernes, des classiques intemporels. Par ailleurs, l’auteur est l’un des dramaturges germanophones les plus joués en Suisse et dans le monde. Il vient de recevoir le Prix de Littérature de Berlin 2013 pour l’ensemble de son œuvre littéraire et théâtrale.

 

Parlez-nous de l’actualité de cette pièce?

D’une double actualité, cette pièce aborde un sujet prétexte, la mort assistée, qui fait aujourd’hui l’objet d’un débat public ici, comme dans les pays avoisinants.

Tout en clarté et en nuances, Lukas Bärfuss se saisit de l’un des thèmes les plus importants et les plus personnels de notre époque et en fait un drame non pathétique. Son sens aigu de l’ironie l’en préserverait, au besoin. Au fil de situations explosives et souvent absurdes, il fait entrer en collision ses personnages, pour finalement faire s’entrechoquer le tout avec le public.

Cette pièce est un miroir tendu sur la sécurité de la vie, sur le seuil d’intolérance à la souffrance, où Bärfuss, sans être extravagant, joue avec le public en le confrontant à une forme de panique, car les questions se posent, le doute s’installe mais sans aboutir à une résolution. Pour le dire autrement, en permettant au théâtre de jouer son rôle d’instance morale, il rend au spectateur la liberté de prendre position.

 

 

Comment Lukas Bärfuss se positionne-t-il face à ce débat?

Il ne juge pas, il dit: «La décision devrait se construire dans l'âme du spectateur.»

En effet, il y a toujours, dans ses pièces, un miroir dans lequel on peut se refléter, ni plus, ni moins. Lorsqu’il traite de ces impasses sociétales et de thèmes délicats comme les tests de paternité (Le test), les amours impossibles (Les névroses sexuelles de nos parents), les pèlerinages vers le néant (Le bus), ou encore le désir de mourir, il ne le fait jamais avec l’idée d’un affront et sans jamais dogmatiser. Il le fait toujours avec une forme de compassion, une touche d’absurde et un sens de l’humour très particulier. D’ailleurs, cette «maladie» d’Alice, somme toute, ne serait-elle pas une forme de découragement, de lassitude de la vie; cette maladie incurable de la perte de sens et de repères dans laquelle nous pourrions nous reconnaître?

Car les personnages de Bärfuss sont tout sauf des figures taillées dans du bois. Il les décrit avec beaucoup de finesse dans leurs déchirures et leurs plénitudes, leurs faillites et leurs succès, dans leur humaine insuffisance par excellence, mais sans jamais les juger et tout en leur laissant toujours une porte de sortie. Et dans ces personnages, je reconnais les gens ordinaires, ceux que je rencontre dans le bus, dans la rue, au quotidien. J’ai toujours eu envie de parler d’eux et Lukas Bärfuss, dans ses pièces, en fait de même, en nous confrontant à des personnages qui nous ressemblent et qui sont tout autant des figures universelles.

Et c’est aussi ce que je recherche dans le théâtre: cette re-connaissance de soi-même que l’on peut retrouver dans le silence, en redonnant de la voix au silence et en prenant conscience de ces instants de l’immédiat. Car, à mes yeux, ce n’est pas la parole, mais le silence qui est le fondement même de l’acte théâtral. Et c’est seulement en sachant lire entre les lignes que, dans les interstices, les articulations, les jointures et les abîmes, des personnages peuvent surgir; ces mêmes articulations, jointures et abîmes que nous portons tous, qui nous constituent tous.

 

 

Vous situez les six personnages «dans un trou de sens métaphysique», qu’entendez-vous par là?

Lukas Bärfuss pose, dans cette pièce, la question des conséquences humaines et sociales du progrès scientifique et médical. A cette fin, les caractères complexes et ambivalents qu’il crée sont difficiles à juger d’un point de vue moral. Dans les faits, les personnages de la pièce sont tous en décalage. Ils sont déphasés par rapport à la situation initiale, à cet argument dramaturgique qu’est le dessein d’Alice de mettre fin à ses jours. Mais ils sont aussi déphasés entre eux: la mère, Lotte, ne comprend pas et se refuse à voir le projet d’Alice, sa fille. Cette dernière passe à l’acte l’air de ne pas y toucher, le docteur Strom ambitionne d’être récompensé pour son entreprise et aimerait être reconnu comme philanthrope.

Il y a, en outre, une dimension duelle qui caractérise ces personnages. Celui de Gustav Strom, qui ouvre et ferme la pièce, tient un discours faustien et se pose en héros, ou tout du moins aspire à être considéré comme tel. Il est à la fois celui qui commet un crime et à la fois celui qui sauve, à l’instar du pharmakon grec qui signifie à la fois le poison et à la fois le remède. Gustav a donc quelque chose du surhomme nietzschéen qui dépasse la croyance dans l’opposition des valeurs morales entre bien et mal, dans son approbation sans restriction de la vie, l’approbation même de la souffrance et dans ce que l’existence a de problématique et d’étrange.

Quant à Alice, c’est au moment où elle détermine le moment de sa mort qu’elle trouve un sens à sa vie. Effectivement, elle s’achète une nouvelle robe, part à la mer avec Gustav et développe enfin l’habileté à être femme et une capacité à séduire. Elle se met donc à vivre juste avant de mourir, dans une sorte de confusion entre une forme d’amour qu’elle découvre à peine et la mort à laquelle elle se destine. Et sa mort, finalement, est presque accidentelle et essentiellement antihéroïque puisqu’elle se fait la tête dans le sac de plastique, sans même qu’Alice ne fasse réellement face à son geste funeste.

Le thème central est donc finalement abordé de manière allusive et, dans le fond, tous sont mus par la volonté de compenser la vacuité du présent et par la promesse d’une forme de liberté, incarnée dans ce choix de sa propre mort.

 

Propos reccueillis par Alexandra Budde

 

Le Voyage d'Alice en Suisse, Théâtre du Grütli à Genève du 06 au 18 octobre 2015.
Renseignements au +41.22.888.44.88 ou sur le site du théâtre www.grutli.ch

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