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Au POCHE /GVE, pas de deux autour d'un gouffre

Publié le 31.01.2019

 

Les deux protagonistes de Havre ont des soucis. Elle vient de perdre sa mère, écrivaine célèbre. Il revient d’un premier voyage à Sarajevo, d’où il est arrivé à l’âge de neuf ans, sans souvenirs, sans parents. De la première, Internet et les librairies sont pleins. De sa famille à lui, il n'y a aucune trace. Deux deuils se rencontrent sur fond de peu vraisemblables travaux de voirie. De maladresses en invitations, il faut bien admettre que ces deux-là ne comprennent pas pourquoi ils se mettent à se parler.

Metteure en scène, Anne Bisang s’empare du texte de l’auteure ontarienne Mishka Lavigne, dont elle apprécie la capacité de susciter, par petites touches, de l’émotion. Havre commence avec des avions, des décalages horaires, des voitures accidentées, des routes défoncées, mais il est très vite clair que c’est de tout autre chose dont il sera question. Une pièce à voir jusqu’au 17 mars au POCHE /GVE.

 

L’histoire de Havre est assez fluide, presque simple. Est-ce un danger pour la metteure en scène?

Oui, quand on aborde un texte qui a déjà tout, qui peut se lire comme une nouvelle, comme un conte, on peut se demander ce qu’on pourrait bien encore lui apporter. La réponse est qu’il faut d’abord toujours créer un lien intime avec ce texte, et trouver quelque chose qui donne encore plus envie de le porter sur scène. J’ai trouvé assez vite des réponses simples: c’est un texte généreux qui témoigne de sa foi dans l’humanité à une époque où on a plutôt tendance à la brutaliser.

 

Quelle est le premier défi que vous devez alors relever?

Il faut donner à voir le miracle de la rencontre. Il y a comme une sorte de mise à plat de cette rencontre inattendue, qu’il faut réaliser. Ces deux-là portent chacun un deuil, ils sont à l’arrêt. Ils ne devaient pas se croiser, mais ils le font, et cet événement les aide à se réparer. Nous avons une femme et un homme qui se rencontrent, qui commencent par se clasher… A partir de cela, il nous fallait créer un dispositif qui permette au spectateur d’ouvrir son imaginaire et son écoute, tout en le surprenant – prendre de vitesse le spectateur, qui pourrait sinon se projeter dans une hypothétique histoire d’amour qui n’est pas ici le propos.

 

Une question de détail. Le texte comprend quelques particularités du français canadien. Quelques mots, le passage très rapide au tutoiement entre les deux personnages. Les avez-vous conservés?

Oui, car cela perturbe un peu nos habitudes, cela induit un peu de distance qui encourage le spectateur à considérer différemment la situation.

 

Les deux protagonistes ont en commun de porter un deuil. La différence est qu’elle conserve de multiples traces de sa mère, alors que lui n’en a aucune de ses parents.

Mishka Lavigne dit que le point de départ de son écriture est une expérience personnelle. Elle a grandi entourée de gens venus d’ex-Yougoslavie, qui n’ont jamais parlé de leurs blessures, et à qui elle n’aurait pas posé de questions. Havre expose deux deuils qui a priori s’ignorent, celui de la femme qui vient de perdre sa mère célèbre, et celui de l’homme amnésique de ses neuf premières années, qui n’a aucun souvenir de ses parents biologiques.

 

 

Pour faire avancer cela, vous avez donc deux personnages qui dialoguent…

… Dans des situations de jeu qui sont parfois très ténues: le géomètre sonne à la porte de la femme pour lui dire qu’il va couper l’eau dans l’immeuble. C’est très peu. Pourtant Mishka Lavigne arrive à susciter par mal d’émotions dans ces moments-là, notamment en les rattachant à des détails, des petits événements de tous les jours, comme par exemple le motif récurrent du café que l’on prend ou que l’on partage avec un proche ou un étranger. Le texte est aussi caractérisé par un deuxième type d’écriture, les monologues, plus descriptifs, qui construisent le décor et l’imaginaire de l’histoire. Ces deux éléments, servis par un dispositif scénique assez simple, mais très efficace, qui servent le jeu des comédiens.

 

Que tirez-vous de cette narration double?

Une des conséquences est qu’il y a pratiquement quatre personnages. Les deux du texte sont discrètement en compétition: même si aucun mot n’est échangé à ce sujet, chacun voit sa situation comme la plus douloureuse. Ce discret affrontement se retrouve entre les deux comédiens dans les monologues, qui doivent trouver les accents pour convaincre de l’étendue de leur souffrance.

 

 

Un minimum (apparent) de moyens pour un maximum d’effet!

J’ai envie de dire que c’est une pièce américaine. Le texte n’a pas peur d’aller chercher l’émotion.

 

On a parfois l’impression qu’au théâtre, «aller chercher l’émotion» est devenu un gros mot.

Oui, c’est le cas en Europe. Mais on voit bien avec Havre que nous sommes dans une autre culture, dans un autre rapport à l’émotion. Mishka Lavigne organise sa pièce pour nous saisir à la fin. Ce en quoi je la suis totalement. Je trouve cela à la fois intéressant… et drôle. Il serait dommage de sortir de là l’œil totalement sec – mais chacun fait comme il le veut!!!

 

Propos recueillis par Vincent Borcard

 

Havre, du 28 janvier au 17 mars au Théâtre Poche /GVE. Un texte de Mishka Lavigne mis en scène par Anne Bisang.

Avec Rébecca Ballestra et Baptiste Coustenoble

Renseignements et réservations au +41.22.310.37.59 ou sur le site du théâtre poche---gve.ch

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