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Comédie de Genève: Lettre à charge

Publié le 23.11.2016

 

Dire à nos parents leurs quatre vérités, n'y avons-nous pas tous un jour songé? Kafka réalise ce fantasme en 1919 avec Lettre au père. Une accusation à charge dans laquelle il réunit tous les reproches qu’il nourrit à l'égard de son père et son éducation stricte. L'auteur pragois rédige ce courrier suite à l'annulation de son mariage avec une secrétaire, Julie Wohryzek, par l'intervention de son père. Jamais envoyé à son destinataire, ce texte sera publié à titre posthume en 1952 par Max Brod. On y lit une relation complexe et conflictuelle, extrêmement bien analysée par le jeune auteur. Lettre au père devient ainsi une clé d’entrée à la lecture de l’œuvre de Kafka, imprégnée de ce rapport tendu au père et à l’autorité.

 

Daniel Wolf découvre Kafka adolescent, comme beaucoup de collégiens aux heures de l'apprentissage de l'allemand. Cette lecture lui laisse une forte impression et Kafka devient un compagnon de route. Après avoir mis en scène Le Procès pour la dernière saison de la Comédie de Genève, le metteur en scène continue son voyage au cœur de l’œuvre de Kafka avec l’adaptation de Lettre au père. L’un des points forts de cette mise en scène est la relation entre les deux comédiens, Jean-Aloïs Belbachir (Kafka) et Dominique Catton (le père). Plus qu'une confrontation, c'est une écoute que Daniel Wolf a voulu recréer sur scène afin d'en saisir toute la sensibilité. Rencontre.

 

 

L’année dernière, vous aviez déjà proposé à La Comédie une adaptation du Procès. Qu'est-ce qui vous fascine chez Kafka?

Cela remonte assez loin, j'avais dû le lire en allemand au Collège de Genève. Il y a une qualité de littérature, un monde imaginaire qui est ancré dans le réel et le concret. Il raconte des expériences très intimes mais livrées sur la forme de modèles expérimentaux qu'il pousse toujours très loin. Dans La Métamorphose, la transformation en insecte est décrite avec un souci de réalisme et de précision qui va à l'extrême. D'ailleurs il a parfois eu de la peine à finir ses nouvelles parce que le terme de l'expérience est impossible, on entre dans l'inconnu… Beaucoup de choses sont devenues kafkaïennes depuis, en art ou en politique. Kafka est un ferment de l'imaginaire, un point de vue sur les choses qui reste unique et incomparable. On a beaucoup voulu l'interpréter, le tirer du côté de la mystique, du politique, etc., et sa profondeur reste toujours énigmatique et mystérieuse.

 

Qu'est-ce qui est théâtral chez Kafka?

Il faut d'abord dire que Kafka allait beaucoup au théâtre, en langue allemande à Prague. Il a aussi été totalement fasciné par l'arrivée d'une troupe très précaire de théâtre yiddish qui faisait des espèces de mélodrames, des petites comédies. Il y allait tous les soirs. Ensuite, il y a une qualité des dialogues, des situations qui sont intrigantes, que les gens de théâtre ont envie de mettre en scène.

 

En tant que metteur en scène, quels sont les moyens à votre disposition pour faire entendre une lettre qui n'a jamais atteint son premier destinataire, le père?

Ce qui m'a frappé dans cette lettre, c'est son impossibilité à communiquer. On n'imagine pas recevoir une lettre comme ça. C'est scandaleux. Cette inadéquation me paraît intéressante. C'est vrai, on n'a jamais donné cette lettre au père, ce n'est pas seulement qu'il ne l'a pas reçue. Kafka l'a d'abord donnée à sa mère puis à des amis. Ceux qui l'ont lue l'ont trouvée excessivement sévère, et en ont voulu à Kafka de l'avoir écrite. C'est une lettre qu'on ne peut recevoir que bouche-bée, et le destinataire est à la fois ce père, la mère et Kafka lui-même. Il connaissait Freud et cette lettre est peut-être un moyen de faire sa propre psychanalyse. La tirade finale du père pourrait ressembler à l'intervention du psychiatre. Ce qu'il y a d'intéressant d'un point de vue formel, et qui s'explique par le fait que Kafka était docteur en droit, c'est une structure procédurale. Il écrit d’ailleurs à son amoureuse Milena que "c'est une lettre d'avocat". C'est triste, mais Kafka arrive à donner une dimension universelle à la relation calamiteuse qu'il entretient avec son père. On est en effet saisi par la pertinence de l'analyse de la relation. Je me suis permis de mettre le père sur scène, parce qu'au théâtre le spectateur doit être impliqué dans l'écoute et que cela passe souvent par le relai d'un personnage. J'ai voulu trouver un équilibre entre l'absence du père et sa brutalité qui surgit en un instant. Est-ce que le père est vraiment là, ou seulement imaginé? La chose ne doit pas être trop claire pour le public mais par contre doit être parfaitement évidente pour les acteurs.

 

 

Que représente le décor de la chambre?

Une scénographie est tributaire de l'endroit où l'on nous propose de jouer. Le studio André Steiger est un endroit très petit donc c'est très difficile de partir dans l'abstraction, il n'y a pas la place. La scène est le lieu plus ou moins rêvé de la chambre des parents. C’est l'endroit où Kafka ne devrait pas être. Et c'est le lieu où il demeure finalement puisqu'il continue à vivre chez ses parents jusqu'à sa mort. Il y a toute cette complexité de la relation à ses parents représentée par le lit conjugal. C’est aussi une référence à la mère. Où est la mère dans cette affaire? Elle travaille, elle est débordée, et en même temps elle se retire quand il y a des conflits entre le père et le fils, essaie de les régler par-dessous… Kafka dit des choses terribles sur la mère, par exemple qu’elle "joue le rôle de rabatteur à la chasse". Elle est à la fois une mère totalement aimante et douce mais met toujours le fils en défaut par rapport au père. Tout ce qu’elle fait, c'est de protéger la cohésion familiale en donnant raison au père qui est un tyran.

 

Vous l'avez dit, Kafka a été très interprété. Ces analyses vous ont-elles également servi?

Bien sûr. Mais pour Kafka, il y a trop. C'est impossible de tout lire. Quand il n'y a rien, cela peut être reposant mais c'est aussi un peu embêtant. C'est bien d'avoir des points de vue. Ce qui m'a le plus nourri, c'est Jean Starobinski. Je trouve que ce qu'il écrit sur Kafka à vingt-cinq ans, vers 1945 au sortir de la guerre, est d'une sobriété et d'une élégance très fortes. Le hasard est qu'il habite juste à côté de la Comédie…

 

En critiquant la figure du père, Kafka ne cherche-t-il pas à remettre en cause toute forme d'autorité?

Ce qu'il pointe précisément, c'est l'incohérence. La faiblesse de l'autorité qui n'est pas ce qu'elle prétend être. Il y a aussi un problème générationnel qui peut se comprendre par rapport à l'émancipation des Juifs. La génération des pères dans l'Empire austro-hongrois a totalement tablé sur une assimilation douce qui réussit avec le temps. Mais arrivé à la fin du dix-neuvième siècle, il y a encore des pogroms à Prague, l’affaire Dreyfus… La génération qui suit constate l'échec. C'est le sionisme, la révolution russe puisque le communisme est quand même très alimenté par le messianisme juif. Kafka a été partout: dans les réunions sionistes, il commence à apprendre l’hébreu, mais il n'a pas du tout fait son choix et reste dans une difficulté à s'identifier à ces solutions. Il voulait surtout écrire. Et ce qui lui a mis le pied à l’étrier de l'écriture, c'est l'arrivée de cette troupe de polonais yiddish. C'est comme s'il avait pu finalement se détacher du judaïsme de son père et ne pas entrer dans le judaïsme militant des sionistes.

 

Propos recueillis par Marie-Sophie Péclard

 

Lettre au père de Franz Kafka, mise en scène de Daniel Wolf à découvrir à la Comédie de Genève du 22 novembre au 11 décembre 2016.

Renseignements et réservations au +41.22.320.50.01 ou sur le site www.comedie.ch

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