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D’amour et de violence au Poche

Publié le 25.02.2016

 


«Je ne suis presque plus une personne. Ces mots ont résonné dans toute la maison. Je suis la femme emprisonnée dans le rêve terrifiant de quelqu’un. Est-ce que je mens? Est-ce que j’invente? Est-ce que tout ça a eu lieu vraiment?» La Girafe a subi les coups, mais elle a aussi vécu l’amour. Et de son histoire avec Petit Brun sont nés deux enfants. Comment dès lors continuer à vivre avec «les bras bleus et le cerveau lavé. La peur partout, dans chaque muscle, la peur dans les os. Les mots ravalés»?

Le parcours poignant de la Girafe, incarnée par l’époustouflante Natacha Koutchoumov, est au cœur d’Un Conte cruel, coproduction avec la Comédie à voir au POCHE /GVE, jusqu'au 13 mars. Valérie Poirier en signe le texte, librement adapté d’un conte de Perrault, et Martine Paschoud et Philippe Morand la mise en scène.

 

 

La douloureuse traversée de La Girafe est peut-être celle que vit une femme sur cinq en Suisse. Ce chiffre fourni par l’association genevoise Solidarité Femmes ne concerne que la maltraitance physique ou sexuelle. Pour les violences psychologiques, on passe à deux sur cinq. «Et cela touche toute les catégories sociales», souligne la co-metteure en scène Martine Paschoud, dont la préparation en amont de la pièce était en prise directe avec la réalité. Le projet a été initié par le directeur de la Comédie Hervé Loichemol, qui souhaitait faire écho à la venue controversée de Bertrand Cantat dans son théâtre en 2011. «J’ai rencontré la directrice de Solidarité Femmes, Béatrice Cortellini et ses collaboratrices, qui fournissent un travail formidable. Elle nous a mises en contact Valérie et moi avec quelques femmes qui avaient traversé cette épreuve de violence», explique Martine Paschoud. Il en est ressorti tout d’abord l’idée d’une approche plus documentaire que fictionnelle. Puis c’est finalement le conte de Perrault Grisélidis ou la patience éprouvée qui a inspiré l’auteure. Il y est question d’une «sorte d’icône de la femme parfaite, qui obéit et se laisse faire», résume-t-elle.

 

Ecriture elliptique

«Nous avons assisté à des groupes de parole. Valérie s’est laissée imprégner par les histoires de ces femmes que l’on ne retrouve pas directement dans la pièce, hormis une petite scène reprise d’un témoignage», poursuit-elle. «Au départ, La Girafe et Petit Brun vivent un amour fou et idyllique. Puis la situation se dégrade peu à peu. On voit comment le personnage se défait, se liquéfie et s’efface presque, jusqu’au dernier sursaut», commente la metteure en scène, qui renoue avec les tragicomédies de Valérie Poirier, après Loin du Bal en 2009. «J’aime beaucoup l’écriture de Valérie, qui est très elliptique. Elle dit toujours un minimum de choses. Mais sous chaque mot, il y a un échange qu’il faut percevoir. Une écriture qui demande une implication profonde de la part des acteurs et des metteurs en scène.»

Un Conte Cruel se fonde sur un flash-back de La Girafe, incarnée par l’époustouflante Natacha Koutchoumov. Le personnage se remémore toutes les étapes de sa vie amoureuse et familiale avec Petit Brun (Mauro Bellucci). «Je ne suis presque plus une personne. Ces mots ont résonné dans toute la maison. Je suis la femme emprisonnée dans le rêve terrifiant de quelqu’un. Est-ce que je mens? Est-ce que j’invente? Est-ce que tout ça a eu lieu vraiment?» La Girafe a subi les coups, mais a aussi vécu l’amour avec Petit Brun, dont elle a eu deux enfants. Comment a-t-elle pu continuer à vivre avec «les bras bleus et le cerveau lavé. La peur partout, dans chaque muscle, la peur dans les os. Les mots ravalés»?

C’est ce que raconte une quarantaine de petites scènes convoquant la famille et les amis, qui défilent sur la scène du Poche. Pierre Banderet incarne le père, Anne-Marie Yerly la mère, Kathia Marquis la belle-mère et Christelle Legroux la bonne copine, outre les amis et enfants qui font aussi quelques apparitions sur le plateau. «C’est d’une grande difficulté. Il faut passer d’une scène à l’autre. Cela demande une grande entente psychologique. On travaille aussi avec une tournette, car il n’y a pas du tout de coulisse», notait encore Martine Paschoud pendant les répétitions.

 

 

Pouvoir partir

«D’après les témoignages que nous avons entendus, la grande difficulté est de prendre la parole et d’arriver à constituer la décision de partir. Si cela ne se fait pas très vite, les femmes n’osent plus le faire. Soit parce qu’elles n’ont pas de travail, soit à cause des enfants ou des menaces du mari. Il faut s’armer de beaucoup de courage pour quitter le domicile. L’amour reste et pouvoir renoncer à cette passion n’est pas si simple», détaille-t-elle. Après l’humiliation et les coups, la Girafe elle, trouvera la force de prendre le large. «Des nouvelles lois protègent les femmes. Souvent, elles portaient plainte puis la retiraient. Désormais, si une plainte est déposée, la justice suit. Et l’obligation est faite au mari ou au compagnon de quitter le domicile familial. Mais parfois, ce sont elles qui partent. Solidarité Femmes possède un lieu d’accueil tenu secret pour offrir refuge à celles qui font parfois le pas, avec un enfant ou deux.»

«Quand tout a été dit, que les mots sont sortis de leurs trous à rats, ils m’ont paru plus effrayants encore. J’ai eu honte d’être cette femme-là, cette toute petite femme de mélodrame», avoue La Girafe. Ce qu’évoque ce bouleversant Conte cruel, c’est tout cela. Et pas seulement le silence de la victime, mais aussi celui de l’entourage, quand il parvient à comprendre la situation. Et qu’il n’est pas encore trop tard pour agir. «Le chiffre des homicides est aussi assez important», déplore Martine Paschoud. «Aujourd’hui, Solidarité Femmes reçoit beaucoup d’appels. Les choses ont commencé à bouger il y a une quinzaine d’années. Des ouvrages sont parus comme les Chroniques de la violence conjugale de Thierry Mertenat, des enquêtes ont été menées. Il s’agit d’une question que personne ne peut ignorer.» Le théâtre, lui, se charge de lever un peu plus le voile sur un phénomène pourtant encore bien tabou.

 

Cécile Dalla Torre

 

Un Conte cruel, du 22 février au 13 mars au POCHE /GVE, en partenariat avec la Comédie de Genève.

Renseignements et réservations au +41 (0)22.310.37.59, ou sur les sites www.poche---gve.ch et www.comedie.ch

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