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Eloge de la fragilité sous tension infernale

Publié le 21.05.2021

 

Performance chorégraphique signée Uma Arnese, Divina & Comedia Inferno est à découvrir à la Nouvelle Comédie de Genève, les 28 mai, 2 et 4 juin, dans le cadre de la Biennale des Arts inclusifs. La pièce privilégie un alphabet gestuel en boucle comme le sort des damnés chez Dante. A la rencontre de nos démons et émotions, telle la colère. Mais aussi des conflits qui travaillent la condition humaine et notre présent.
Danser en chaise roulante ou avec un chromosome en trop, imaginer une mode pour des personnes à handicap…

Pour sa 5e édition, Out of the Box-Biennale des Arts inclusifs tisse de multiples déclinaisons pour corps fragilisés et créativité foisonnante. Unique en Suisse romande, l’événement étend sa programmation sur six mois. Pour ces artistes, il faut inventer de nouveaux repères, chercher au profond de soi qui l’on est, en dehors des regards qui jugent et figent. Si la gravité serpente en forêt obscure, l’humour trouve aussi sa voie. Au regard du groupe dansant de Divina & Comedia Inferno, l’œil peut reconnaître migrations et êtres laissés-pour-compte. Entretien avec la chorégraphe et co-directrice d’Out of the Box, Uma Arnese.

 

Qu’avez-vous retenu de l’œuvre de Dante?

Uma Arnese: Dans cette performance inspirée de L’Enfer de Dante, c’est la notion de périple intérieur et allégorique, celle de retour sur soi, de voyage et processus qui m’ont animée pour le travail. Autant de thèmes universels. D’où une forme de traversée du plateau. À travers différents tableaux scéniques, l’approche est aussi d’explorer ce que l’idée d’enfer signifie concrètement, ici et maintenant.
L’enfer peut ainsi être une inéluctable pulsion humaine nuisible visant à faire le mal autour de soi. Pourquoi ainsi ne pas envisager l’enfer dantesque comme le reflet de réalités intérieures propres à l’être humain, ses états extrêmes et élans destructeurs? En parcourant Il est intéressant, en parcourant les «cercles» de l’enfer dantesque, on peut relever différentes formes de violence que l’humain adresse à ses semblables.

 

 

La mise en boucle des gestes est-elle importante dans votre chorégraphie?

Assurément. Chez Dante, il y a l’idée de châtiments se répétant indéfiniment. Si l’on songe, par exemple, au conflit entre la Palestine et Israël, il a un caractère cyclique désespérant et incompréhensible pour beaucoup, nous dépassant complètement. A mon sens, l’enfer revient à ne pas être en mesure de sortir d’une situation de douleurs et de souffrances, dont le monde est malheureusement empli. Au plan individuel, l’enfer peut être vu comme ces schémas desquels on a de la peine à s’extraire. L’humain en devient comme contrôlé par ses «boucles internes».

 

Quelle est la qualité de mouvement mise en avant?

Je travaille dans un univers de danse théâtre avec un engagement corporel intense alternant souvent lenteur et accélérations subites. Le mouvement se rattache ainsi à un cadre plus «narratif». La pièce module ainsi diverses situations nées des images suscitées par l’enfer comme les démons dépeints chez Dante, par instants drôles, grotesques. L’enfer, c’est l’absurde, l’anormal, l’excès.
Il existe ainsi des moments intensément physiques et corporels, l’enfer étant par essence un univers profondément vécu dans le corps. Des séquences traduisent une intense tension et de la crispation entre les interprètes. En témoignent un tableau illustrant la colère et un autre montrant l’impuissance. Par le fait de pas avoir accès à élément essentiel à la survie quotidienne comme un simple verre d’eau.

 

 

Un autre élément essentiel?

L’idée de l’inadaptation, le fait que le monde n’est pas adapté aux besoins fondamentaux des humains. Mettant en scène des personnes en situation de handicap, cette dimension se révèle d’autant plus forte. Elles ont ainsi plus de difficultés à accéder aux choses de la vie courante qui nous parassent normales. Ces personnes sont en partie les porte-paroles de la condition humaine dans ce qu’elle peut avoir de plus fragile et fort.

 

Sur le lien avec la musique…

Les cinq interprètes en danse et le musicien-danseur, Jeremy Calame, sont continument présents au plateau. Les danseurs interagissent avec ce créateur d’atmosphères électro minimalistes. Tour à tour, ses compositions décélèrent le rythme sur un mode méditatif ou se montrent plus frénétique. Il est donc intimement intégré à l’action. Le groupe traversant la scène est semblable à un chœur, tel un personnage singulier.

 

Le philosophe Alexandre Jollien (Eloge de la faiblesse, Le Métier d’homme) témoigne: «Le handicap m’a ouvert à la vie… Il ne s’agit pas de justifier la douleur… Les adversités rencontrées constituent ainsi un terreau sur lequel l’existence va se construire.»

Il dit beaucoup de ce que j’ai pu connaître en travaillant avec les personnes à handicap dès 2006 au Tessin. Elles font preuve d’un grand courage, de bravoure. Souvent très résilientes, ces personnes peuvent dépasser une situation insoutenable, au profit d’un parcours éminemment constructif, créatif.
Chez elles, la danse, le théâtre et les pratiques artistiques en général constituent un formidable outil de développement personnel, d’affirmation et d’estime de soi. Cela singulièrement chez les personnes en situation de handicap mental. Habiter le corps dans l’espace est un moyen d’affirmer son identité alors que l’on manque de repères clairs dans la réalité.

 

 

Concrètement…

Faire un déplacement d’un point A à un point Z permet de se situer, s’incarner. La personne peut ainsi affirmer ouvertement être là relativement à un espace concrètement balisé. Or être là dans une conscience corporelle située dans l’espace, c’est être quelque chose dans la relation à soi, aux autres et au monde. Soit la conscience de ce que l’on est, la confirmation de soi.
Out of The Box propose un défilé de mode et un colloque le 27 mai à La Comédie de Genève. Il s’agit d’une réflexion initiée en septembre dernier autour de la mode inclusive par 135 personnes issues du social, de la mode ou de la formation dans le cadre d’un colloque initié par Teresa Maranzano. Ce colloque débouche sur la proposition du premier Manifeste suisse de la mode inclusive. A l’heure actuelle, peu de lignes de prêt-à-porter intègrent les différences et singularités de personne en situation de handicap. Il en existe en Suisse et deux seront présentes afin de présenter leurs réalisations.
L’événement est suivi par un défilé de mode inclusive faisant l’éloge de la diversité. Il est imaginé par le jeune styliste de Guinée-Bissau issu de la migration, Gabi Fati arrivé seul en Suisse à l’âge de 14 ans. Il a décroché son CFC de créateur de vêtements et son travail a déjà été primé et exposé (Musée suisse de la mode d’Yverdon-les-Bains, La Ferme des Tilleuls à Renens).
À La Comédie toujours, le 4 juin, un danseur espagnol qui monte. Porteur d’une trisomie 21, Helliot Baeza signe un solo, Helliot, qui questionne l’apparente normalité, la différence. C’est un danseur magnifique, expressif et sensible faisant partie depuis 2006 de la Compagnie Danza Mobile multiprimée en Espagne.

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Out of the Box-Biennale des Arts inclusifs
Du 14 mai au 3 octobre 2021, à Genève

Programme complet, informations, réservations:
biennaleoutofthebox.ch

Divina & Comedia Inferno
les 28 mai, 2 et 4 juin à la Nouvelle Comédie de Genève


Photo Uma Arnese © DR

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