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En eaux résistantes et résilientes

Publié le 31.08.2024

Du 4 au 6 septembre, La Comédie de Genève et La Bâtie-Festival invitent le public à plonger dans l'univers Ophelia’s Got Talent, un spectacle hybride de Florentina Holzinger, figure montante des scènes européennes.

Ce projet artistique mêle théâtre, danse, cabaret queer, acrobatie et cirque, tout en s'inspirant des mythes aquatiques féminins tels qu'Ophélie et Mélusine.

L’artiste déconstruit les stéréotypes de la féminité à travers une scénographie aquatique à la fois troublante et captivante. La nudité des interprètes, totale ou partielle, est ici un acte de résistance, un moyen de défier les injonctions sociales qui pèsent sur le corps féminin.

L’opus débute par une parodie de télécrochet, mettant en lumière les pressions sociétales tout en rendant hommage à l'histoire des arts corporels et à celle de la danse, notamment à travers des chorégraphies folkloriques et une fausse comédie musicale inspirée de Channing Tatum dans Ave, César! des frères Coen. L’Autrichienne pousse la radicalité en intégrant des formes d'« automutilation » ritualisées, maîtrisées par des performeuses professionnelles. Parmi les tableaux marquants, un strip-tease ironique détourne un solo dansé hypersexué de Channing Tatum dans Magic Mike.

Le spectacle réinterprète la tragédie d'Ophélie en une exploration vibrante et tumultueuse des identités féminines, plongeant le public dans les eaux de la résistance et de la renaissance. Florentina Holzinger, remarquée pour sa justesse dans le film Mond primé au dernier Festival de Locarno, livre ici une réflexion non dénuée d’un humour ravageur sur les contraintes faites au corps féminin. Entretien.



Qu’est qui vous amenée à revisiter des figures féminines légendaires, dont Ophélie et son suicide?

Florentina Holzinger: L’intuition initiale pour cette création fut de mettre en scène un élément primordial, l’eau. Et plus précisément ce que l’eau comme thématique véhicule de riches connotations et dimensions en lien avec la femme et l’univers féminin. En témoignent des représentations rattachées à l’histoire de la littérature et de la peinture.

Qu’il s’agisse d’Ophélie ou des sirènes notamment.

D’où l’envie de déconstruire et revisiter ces figures légendaires souvent vues comme passives. Et de le ramener à notre présent dans leur impact culturel. Ou de quelle manière trouver la Léda** en nous-mêmes. Et singulièrement comme objet de désirs.

Et ce que ces personnages pouvaient refléter des mentalités de leurs époques respectives. Elles étaient vues parfois à l’image de femmes éminemment érotisées. Une forme d’idéal de beauté, son imaginaire et se ses représentations archétypales profondément liées à l’eau.



Qu’apporte encore cet élément liquide?

Il est lié au flottement, au mouvement, à l’immobilité et à l’apesanteur que nous avons expérimenté par tout un entraînement composé entre autres de plongées en apnée lors de la préparation de la pièce. L’eau favorise l’abandon de la gravité, si ce n’est une relation différente à un corps en apesanteur.

Tout cela vient aussi de l’univers du ballet classique. Pour mémoire, lorsqu'une nymphe s’extrait de l'eau, cela peut représenter une transition ou un passage entre deux mondes. Le monde aquatique souvent lié à l'inconscient, aux émotions et au mystère, et celui de la terre, la réalité tangible, où les nymphes semblent être parfois dénuées de corporalité.

Cela peut ramener notamment au cas de personnes en butte de nos jours à l’anorexie. C’est aussi un volet psychologique consistant à voir comment s’entrainer et vivre dans l’eau. Cela en imaginant une forme de futur dystopique consistant à ne plus respire l’air à la surface terrestre.

Pourquoi dès lors ne pas imaginer être heureuse tout en étant immergée dans l’eau?


Pour le décor...

C’est une approche scénographique qu’il a fallu développer dès les prémices de la création, pour des questions logistiques à long terme de production d’aquariums et d’une piscine. L’idée? Convoquer le plus d’eau possible au plateau.

Et faire que les interprètes soient plongées ou évoluent dans cet élément le plus longtemps envisageable au fil du spectacle. Et voir les caractères et personnages que l’eau peut amener. Il faut ainsi interroger la supposée qualité maternelle de ce liquide amniotique connecté avec l’idée de fertilité. Sa fluidité.





D’autres dimensions?

Oui. Nous ne cachons pas le côté violent rattaché à l’eau. Sa part d’inconnu, de mystère et d’abysse. Il existe aussi tout une composante environnementale liée à cet élément devenu menacé, rare et précieux. Cela nous a conduites à travailler aussi avec une distribution composée d’enfants.

La raison? Pouvoir convoquer au plateau différents points de vue générationnels autour de sujets gravitant autour de l’eau.

Sur les témoignages contemporains et véridiques sur le viol, l’anorexie et les abus dans Ophelia’s Got Talent?

Si les traumatismes portés par des artistes féminines sont très présents sur les scènes européennes et pourraient sembler «à la mode», le spectacle rappelle que ces traumas s’inscrivent dans une longue lignée d’histoires narrées depuis la Grèce antique et au gré de l’histoire de l’art.

Que l’on songe particulièrement à Léda brutalement violée par Zeus sous l’apparence d’un cygne. Nous transposons ces violences faites à des figures mythologiques au cœur de notre aujourd’hui. Mais naturellement selon d’autres perspectives.





«L'eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la patrie des nymphes mortes. Elle est la vraie matière de la mort féminine», écrit Gaston Bachelard dans L’Eau et les rêves. Dans Ophelia’s Got Talent, l’eau est aussi porteuse d’une renaissance féminine.

C’est très juste. Le philosophe français des sciences a évidemment occupé une place de choix parmi nos nombreuses lectures. Nous sommes un groupe d’interprètes qui se connaissent bien et ont l’habitude de travailler ensemble. Souvent depuis longtemps. Nombre d’éléments de cette création ont ainsi émergé au fil de nos échanges et discussions.

Dans Mond de Kurdwin Ayub (Autriche), salué par le Prix Spécial du Jury au Festival de Locarno 2024, vous incarnez Sarah, une ancienne professionnelle des arts martiaux confrontée à une situation confuse en Jordanie où elle doit entraîner deux soeurs dans une sorte de Palais à la Disney qui se révèle une cage dorée. Quels sont les aspects de ce personnage qui vous ont le plus séduite et quels sont les défis que vous avez dû relever pour l'incarner, en particulier dans un contexte aussi complexe?

Afin de contextualiser ce rôle et mon travail avec Kurdwin Ayub***, j’étais notamment à l’époque du tournage en Jordanie sur la préparation et le travail de la mise en scène de mon premier opéra sur la religion, Sancta****.

Le complexe religieux était naturellement présent au sein du film et cristallisé dans l’opéra sur l’Église catholique. Plus particulièrement l’impact que l’Église catholique a sur le corps des femmes. La cinéaste résidant à Vienne travaille notablement sur des aspects autobiographiques et les racines kurdes d’une personne placée entre deux cultures.

Les thématiques féministes font partie intégrante de son travail se déployant ici dans un univers musulman. Incarner le rôle d’une ex-professionnelle en arts martiaux m’est vraiment très proche ayant une vraie passion pour ces disciplines corporelles.

À une période de ma vie, ce fut réellement un fantasme de devenir une athlète accomplie. Et non une artiste. Loin d’être manichéenne, la réalisation questionne la position de Sarah, dans le fait qu’elle devra s’éloigner notamment d’un point de vue occidentalocentré.

Propos recueillis par Pierre Siméon


Ophelia’s Got Talent
Du 4 au 6 septembre à La Comédie de Genève, dans le cadre de La Bâtie

Florentina Holzinger, conception et mise en scène
Avec Melody Alia, Saioa Alvarez Ruiz, Inga Busch, Renée Copraij, Sophie Duncan, Fibi Eyewalker, Paige A. Flash, Florentina Holzinger, Annina Machaz, Xana Novais, Netti Nüganen, Urška Preis, Zora Schemm (RambaZamba Theater)

Informations, réservations:
https://www.comedie.ch/fr/ophelia-s-got-talent


* Personnage de jeune noble dans la tragédie shakespearienne Hamlet, Ophélie devient folle suite au meurtre de son père par son amour, Hamlet. Éconduite par Hamlet, elle meurt noyée dans un ruisseau. Accident ou acte suicidaire, le mystère plane, ndr.

** Fille du roi de Sparte dans la mythologie grecque, Léda est abusée par Zeus apparu sous l’apparence d’un cygne. ndr.

*** Née en 1990 à Dohuk (Irak), Kurdwin Ayub est une cinéaste et scénariste kurde et autrichienne. En deux films, Sonne et Mond, elle est devenue l’une des réalisatrices les plus suivies en Europe.

**** Présenté dans le cadre de la Wiener Festwochen (une manifestation accueillant aussi Milo Rau et Angelica Liddel) en juin dernier, la pièce en un acte Sancta Susanna de Paul Hindemith (1922) est enrichie par de nouvelles compositions metal et des musique de Bach Rackmaninoff Voici une messe féministe montée par Florentina Holzinger avec coït et onanisme féminins sur une croix géante en mouvement, corps féminin nu comme battant d’une immense cloche. Et nonnes dénudées avec leurs coiffes faisant du roller sur une double rampe de Skate Park. Devant des salles combles, la fable se déploie autour de la déconstruction du patriarcat. Et met en exergue les pratiques sexuelles comme un chemin vers l'extase non uniquement religieuse, ndr.

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