En leurs âmes et consciences

Publié le 02.11.2021

Mettant en lumière le déni, le silence et l’impunité de l’Eglise catholique pour des agressions et abus sur mineurs, le film Grâce à Dieu de François Ozon a déjà pris rendez-vous avec l’histoire. La pièce qu’il en a tirée est montée pour la première fois en Suisse par François Marin. Trois hommes en pleine crise de foi mettent en cause les agissements pédocriminels d’un prêtre, le Père Preynat. Le religieux n’a pas nié les faits reprochés. Il a écopé de cinq ans de prison ferme, un jugement dont il a fait appel. Mise en cause, sa hiérarchie n’a pour l’heure pas été condamnée.

Cinq comédiens et comédiennes affûtés se partagent une trentaine de rôles dans une scénographie épurée. Haletantes et rythmées, les scènes allient demande de justice et tourments intérieurs. Conçue avec la collaboration d’une association de victimes, l’opus conjugue la vérité des faits relatés avec l’universalité de victimes. En lutte pour la reconnaissance de leur existence mise à mal et de crimes contre notre humanité commune. Fin lecteur du théâtre contemporain et metteur en scène apprécié pour son sens de la nuance et sa subtilité, François Marin témoigne d’un travail d’enquête théâtrale à nul autre pareil.
A découvrir jusqu'au 18 novembre, au Théâtre Alchimic, à Carouge


Jugé puis relaxé, l’archevêque Philippe Barbarin, dont il est amplement question dans la pièce, a démissionné. Il estime n’avoir pas fait assez, tout en étant coupable de rien.

François Marin: Le cas de l’ancien Cardinal de Lyon, l’un des hommes les plus puissants de l’Eglise de France, devenu aujourd’hui aumônier dans le diocèse de Rennes, mais qui a toujours le titre d’archevêque, est symptomatique d’un système de pensée touchant aussi sans doute d’autres prélats. Ce régime de pensée leur rendait inaudible la parole des victimes. Il n’y a pas de démiurge machiavélique en la personne de Philippe Barbarin. Il est plutôt engoncé dans son mode de pensée. Et sa fameuse locution «Grâce à Dieu ces faits sont prescrits» pour qualifier les actes de Preynat.

En Suisse romande, cette disposition d’esprit s’est manifestée de manière innocente ou naïve chez Monseigneur Charles Morerod, évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg. Ce dernier n’aurait pas été au courant de la gravité des abus sexuels reprochés à l'abbé Paul Frochaux, selon une enquête interne en juillet dernier. Pour un autre cas d’abus entre adultes. Mgr Morerod affirme avoir cru la parole donnée par la personne mise en cause, car faisant confiance aux gens.

Que retient la pièce des crimes mis en lumière?

Il y a d’abord un travail d’emprise spirituelle de la part du Père Preynat. Au sein des milieux catholiques, le prêtre est considéré comme un vicaire du Christ. L’attaquer, c’est mettre en question une figure de père et de guide spirituel. Ceci fait que le cheminement est extrêmement difficile pour les victimes afin qu’elles puissent libérer leur parole. Au sein de la société en général, d’autres types d’emprise - une manipulation liée à l’abus, par exemple - peuvent se développer autour de figures de pouvoir.

Grâce à Dieu interpelle l’attitude de proches de la victime face aux abus avérés.

Ce qui questionne, c’est que les parents d’Alexandre peuvent se révéler des «Barbarin» en puissance. Ainsi lorsqu’un entourage familial a connaissance d’abus, comment est-il possible de laisser faire? Dans un premier temps, ils n’ont pas fait acte, dans la pièce, d’indignation et de rébellion. Ceux de François ont, eux, fait d’abord confiance à l’Eglise pour «régler le problème».

C’est au fond un questionnement plus sociétal que religieux. A mes yeux, il ne s’agit pas avec cette pièce, qui n’est pas anticléricale, de réaliser un procès supplémentaire de la pédophilie au sein de l’Eglise.

La pièce interroge aussi l’origine sociale des victimes.

Lorsque l’on est de bonne famille comme Alexandre, il y a l’idée que l’on aurait sans doute moins à perdre qu’un jeune homme d’origine modeste et laissé-pour-compte évoqué dans Grâce à Dieu. Ce dernier ne veut pas d’une étiquette jugée stigmatisante de «victime de pédophile». Mais il s’agit d’un débat ouvert.

L’intrigue présente trois familles fort dissemblables dans leurs relations aux abus. Soit l’on cache. Soit l’on tente de défendre ses enfants avec ses propres moyens. Ou l’on réalise une démarche auprès de la justice. Les études, en France notamment, montrent que les viols ont lieu d’abord dans le milieu familial. La pièce est ainsi intéressante en mettant au jour des mécanismes et questionnements familiaux sur ce qui a été fait ou non face à des situations de contraintes, harcèlements et abus. Elle questionne chacun et chacune face à ce type de situations.

 Or parler, témoigner, ne va pas de soi.

Oui. Libérer la parole lorsqu’il y a abus, c’est briser un équilibre, oser s’avancer, dire ce qui ne va pas. Selon François Devaux (fondateur de l’association de victimes des agissements du Père Preynat, La Parole libérée) que nous avons rencontré, Alexandre s’est réellement apostasié dans la vie. Donc il a renoncé à une croyance, une religion, ce qu’il ne fait pas dans la pièce. Son épouse Marie, avoue avoir été abusée, mais n’a pas osé parler.

Selon François Devaux, il a pris «énormément de risques» en fondant La Parole libérée en 2015. Pour lui, les institutions ne sont pas encore à la hauteur du fléau que constitue la pédophilie. Il fait partie des dix rares victimes des actes pédophiles de l'ex-vicaire-aumônier scout de Sainte-Foy-Lès-Lyon à ne pas être prescrit. Comme il l’a dit au procès du Père Preynat en janvier dernier, c'est aussi une «thérapie familiale» qui a permis de «recimenter» les liens avec ses parents et ses frère et soeur.

 Il y a des faits relatés, mais une écriture.

L’auteur, François Ozon, a été très fidèle à l’histoire y compris dans des passages paraissant incongrus. Et pouvant susciter le rire dans leur caractère excessif, voire involontairement «burlesque». Mais il y a un aspect fictionnel dans le fait de bouleverser la temporalité, accentuer une symétrie de destins de victimes d’abus au sein d’un couple, et d’en faire une écriture théâtrale. La pièce amène à s’interroger sur les dénis et modèles patriarcaux notamment.

Il s’agit d’une écriture scénique aussi.

Chaque acte a une focale sur l’un des héros de l’histoire. Et partant, un régime de jeu particulier. Dans le premier consacré à Alexandre si ancré dans l’imagerie religieuse, nous sommes dans un travail de l’épure et de la gestuelle médiévale ou religieuse. Le second est dédié à François, un entrepreneur qui va réveiller les médias, organiser le site. Cet acte nous plonge au cœur d’une atmosphère policière.

Enfin, le troisième acte dévolu à Emmanuel va permettre à la justice de s’enclencher, les deux autres cas étant prescrits. Ce personnage est davantage tiraillé, étouffé. D’où un travail différent, tant dans le rythme que l’espace.

 Quelle est votre approche de la pièce comme directeur d’acteurs-trices?

Le propos était de fuir un certain naturalisme. D’abord par le fait que Covid-19 et budget ou non, il y a cinq comédien-nes pour trente-deux personnages. D’où le choix de prendre tour à tour un acteur et une actrice pour jouer François et Emmanuel. Ainsi pour éclater les questionnements, c’est une jeune femme plutôt androgyne qui incarne Emmanuel, personnage singulier et fragile. Et sa mère est interprétée par un comédien qui joue aussi son père, comme les deux faces d’une même médaille.

Nous avons essayé de trouver par le jeu, la posture, un travail plus corporel dans le cas d’Emmanuel et de ses parents. Ceci pour rendre une forme d’étouffement de l’espace. On n’est ainsi pas dans le réalisme d’un certain cinéma. Mais dans un essai de travailler sur la justesse des relations, les postures, pour sortir de la dimension uniquement documentaire.

 
Propos recueillis par Bertrand Tappolet. Ce texte a été réalisé et mis en ligne une première fois à l'occasion de la création du spectacle, en octobre 2020 au Pulloff Théâtres, à Lausanne

 
Grâce à Dieu

Du 2 au 18 novembre au Théâtre Alchimic, Carouge

Infos, réservations:
https://alchimic.ch/grace-a-dieu/

Du 26 novembre au 12 décembre au Théâtre des Osses, Givisiez (FR)
https://www.theatreosses.ch

François Ozon, texte
François Marin, mise en scène

Avec Christian Cordonier, Fredéric Lugon, Sabrina Martin, Yann Pugin, Sylviane Tille