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Humanité versus animalité

Publié le 08.12.2015

 


«Toute une partie de la vie secrète est extérieure au langage, comme les rêves. On en perd la substance en voulant les raconter. Souvent au théâtre, on part d’un texte puis on essaie de reconstruire ce qu’il y a derrière. Il m’a semblé qu’on ne procédait pas dans le bon ordre. C’est pour cela que je me suis servi de ce qui existait avant les mots, avant l’humanité». Les quatre comédiens du Baiser et la morsure jouent ainsi les primates, s’épouillent, se bagarrent derrière leurs masques de singes. Puis viendra l’usage de la parole dont l’humain ne tirera pas toujours le meilleur. Ses excès de sauvagerie sont au cœur du Théâtre sauvage, théâtre dans le théâtre, où l’homme joue sur sa capacité de représentation. Le metteur en scène Guillaume Béguin reprend son diptyque montré à Vidy en début d’année. A voir l’une après l’autre ou lors d’intégrale, les deux pièces sont à l’affiche du Grütli du 8 au 20 décembre.

 

Au Théâtre du Grütli, la communication non-langagière est au cœur du Baiser et la morsure, premier volet d’un étonnant diptyque né de l’improvisation de ses comédiens sur le plateau. Ses quatre interprètes y remontent au temps des primates, s’affranchissant de la parole pour mieux maîtriser le geste animal. Leur hardiesse physique répond au mutisme dans lequel ils évoluent, sur fond de végétation peinte sur toile évoquant leur milieu naturel. «J’avais envie d’aborder la question du langage. Je me suis vite rendu compte dans Le Baiser et la morsure qu’il servait à enfermer l’humain dans une prison linguistique qui l’isolait. Le Théâtre sauvage est né de l’envie de raconter l’inverse», explique le metteur en scène Guillaume Béguin.

«Toute une partie de la vie secrète est extérieure au langage, comme les rêves. On en perd la substance en voulant les raconter. La vie intra-utérine et nos premières années ne sont pas concernées par le langage articulé. Souvent au théâtre, on part d’un texte, comme je l’ai fait jusque-là. Puis on essaie de reconstruire ce qu’il y a derrière. Il m’a semblé qu’on ne procédait pas dans le bon ordre. C’est pour cela que je suis parti de ce qui existait avant les mots, avant l’humanité», précise Guillaume Béguin, qui s’est intéressé à l’étude du comportement de nos ancêtres velus. «J’ai découvert le travail qui a été effectué dans les années 1970 avec les grands singes, à qui l’on a appris la langue des signes. Aujourd’hui, on cherche plutôt à étudier la façon dont ils communiquent.» De quoi alimenter les prouesses physiques de ses comédiens qui découvrent peu à peu la verticalité et l’articulation des mots.

 

Le Théâtre sauvage ou l’histoire de la société

Le Baiser et la morsure raconte l’histoire de l’individu, indépendamment de son inscription dans une société: son parcours depuis son état animal jusqu’à ce qu’il se mette à parler et qu’il perde la fonction du langage, au moment de la vieillesse. L’autre interprétation serait le parcours de l’humanité, jusqu’à une sorte de post-humanité où l’homme se transforme en ‘robot’, note le metteur en scène. Deuxième volet du diptyque, «Le Théâtre sauvage serait une pièce sur l’histoire de la société, sur l’apprentissage. On part d’un état de fusion avec le monde, les autres, les éléments. A la suite d’un meurtre, on devient capable de se représenter ce monde. Mais on peut aussi voir la pièce comme l’évolution d’un groupe», détaille-t-il. L’équipe s’est notamment inspirée du comportement d’enfants de trois ou quatre ans venus sur le plateau pendant les répétitions, de leur façon de jouer, de distinguer le vrai du faux ou de gérer une émotion, traduite parfois subitement par des pleurs.

 

 

La naissance du théâtre

«J’avais aussi cette ambition de parler de la naissance du théâtre, sans réalité historique. Si on les compare aux singes, les bébés chimpanzés peuvent par exemple jouer à la poupée avec une branche, la bercer comme s’il s’agissait de cette poupée. Mais ils ne joueront jamais à être quelqu’un d’autre. C’est la spécificité de l’homme de se représenter. A un moment donné, dans le développement de l’humanité, on a dit ‘je est un autre’. C’est un peu ce qu’on a essayé de saisir dans Le Théâtre sauvage. La figure de Tamara Bacci qui se fait tuer est ensuite en quelque sorte déifiée, comme une Vénus, qui marque les débuts de la représentation.» Guillaume Béguin y fait aussi un clin d’œil à Antonin Artaud et son théâtre de la cruauté par la voix du grand homme dans Pour en finir avec le jugement de Dieu. «Artaud avait dans l’idée que le théâtre nous restitue cette zone d’ombre et d’angoisse que l’homme possède en lui.»

 

 

Deux faces d’une même monnaie

«Les deux pièces sont indépendantes l’une de l’autre mais prennent vraiment leur sens l’une à la suite de l’autre. Elles se répondent. Nous jouons dans l’ordre chronologique mais il est possible pour le spectateur de faire l’inverse et de commencer par la seconde. Bien que très différentes formellement, la première jouant sur l’espace vide et un univers froid, la seconde inspirée de Jérôme Bosch, elles sont comme les deux faces d’une même monnaie», nuance cet adepte de l’esthétique de Romeo Castellucci tout autant que de mises en scène de facture plus classique.

 

Le noyau humain

Thématiquement, le diptyque présenté par Guillaume Béguin est aussi relié à la définition de l’individu, à laquelle il s’est intéressé dans Autoportrait et Suicide d’Edouard Levé, ainsi qu’à la gestion de la violence avec L’Epreuve du feu du Suédois Magnus Dahlström. Après avoir écrit un abominable récit autour de la confession d’auteurs de petits crimes du quotidien (vol, inceste, infanticide, violence conjugale, émasculation), Magnus Dahlström avait posé sa plume pendant des années. «Le thème du ‘noyau humain’ est vraiment central dans mon travail depuis L’Epreuve du feu», note encore Guillaume Béguin. «Je pensais faire tout autre chose mais ces thématiques ont ressurgi ici. On ne se refait pas», blague-t-il.

L’exploration du silence est aussi l’un des terrains d’investigation artistique de Guillaume Béguin. Ce qui ne l’a pas empêché de mettre en scène à la rentrée une auteure délicieusement «bavarde», l’Allemande Rebekka Kricheldorf, à la demande du nouveau directeur du POCHE /GVE Mathieu Bertholet. «Je n’aime pas partir de l’endroit où j’étais la dernière fois», confie Guillaume Béguin. Pour la suite, il envisage la jointure entre l’écriture de plateau et le texte. En attendant, on ne loupera pas ce pan sidérant du théâtre romand qui puise dans l’onthologie pour raconter ce que l’humanité a fait de son animalité.

 

Propos recueillis par Cécile Dalla Torre

 

Le Théâtre sauvage, du 11 au 13 et du 16 au 20 décembre
Le Baiser et la morsure, les 12, 13, 19 et 20 décembre
Intégrale les 12, 13, 19 et 20 décembre à 17h00

Informations et réservations au +41 (0)22 888 44 88 ou sur le site du Théâtre www.grutli.ch

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