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I-Monsters: ultra connectée solitude

Publié le 15.11.2016

 

I-Monsters est la bannière sous laquelle sont regroupées les quatre prochaines créations du POCHE /GVE qui constituent le sloop3. Mais c’est avant tout un processus créatif. Quatre textes montés par trois metteurs en scène, cinq comédiens pour quatorze rôles, une même équipe artistique et une thématique commune pour une infinité de variations et de résonances. Comment vivre ensemble? Voici la question qui habite tant les représentants commerciaux d’Unité modèle, les sœurs recluses des Morb(y)des, la mère dépassée de Nino que le jeune Amor de J’appelle mes frères. Dans cette mer de solitude où ils semblent nager, ces personnages tentent de se raccrocher aux rivages que constituent leurs fictions et leurs désirs, essayent de construire leur vie. Chacun des auteurs interrogent et remettent en cause les modèles de notre monde hyper-connecté, dans lequel les repères se court-circuitent, menaçant notre identité.

De novembre à janvier, les textes s’enchaînent et s'entremêlent sur la scène du POCHE /GVE. Parfois, les comédiens répéteront une pièce le matin pour en jouer une autre le soir. Manon Krüttli nous raconte cette aventure enthousiasmante. La jeune metteure en scène présente le premier diptyque, Unité modèle du 14 novembre au 29 janvier et Les Morb(y)des du 21 novembre au 29 janvier.

 

 

Qu'est-ce que la Cité Diorama, décor de la pièce Unité Modèle de Guillaume Corbeil?

C'est un complexe immobilier, une résidence dans laquelle on propose des appartements pour célibataires, puis pour couples, puis pour familles. Il y a même une résidence pour personnes défavorisées. La publicité prétend que c'est la cité idéale puisqu'on aurait soit-disant pensé à tous les cas de figures. Évidemment, ces derniers sont absolument normés et même hétéronormés. On nous propose une vie dans laquelle on va se mettre en couple avec une personne de sexe opposé, dans le but de fonder une famille et d'avoir des enfants qui eux-mêmes vont avoir assez d'argent pour acheter un appartement. La Cité Diorama, c'est une forme de micro-société fermée sur elle-même et c'est, à peine exagéré, le monde dans lequel on vit.

 

Pourquoi notre génération a-t-elle tant besoin de la fiction que nous propose la publicité?

C’est très difficile d'y échapper, en tous cas. Ce qui nous intéresse, dans le processus créatif d'Unité modèle, c'est de voir comment on arrive à plonger le spectateur dans des bains et l'obliger à ressentir certaines émotions, comme cela se passe souvent dans les films. Même si on est dans la parodie et l'humour, cette pièce est pour moi absolument anxiogène parce qu'elle empêche toute pensée critique. On dit qu'ici c'est triste, que là c'est beau, et cela va tellement vite que le spectateur n'a pas le temps de le remettre en cause. C'est un peu le même principe quand des cigarettes promettent la Liberté ou qu'une voiture nous dit que l'on va retrouver l'Essence des choses. C'est très artificiel et tout le monde joue de cet artifice. C'est beau d'avoir une transposition théâtrale de cette relation car on peut vraiment jouer avec les acteurs différents niveaux d'artificialité et de sincérité. Le pari c'est que le spectateur soit finalement touché par l'histoire d'amour. C'est mon côté Walt Disney, qui est peut-être générationnel, car finalement on est toujours ému devant le cliché du couple hétérosexuel amoureux. Quand il se sépare, on a quand même une petite larme. Mais j’en discutais avec Michèle Pralong, la metteure en scène de J’appelle mes frères - quatrième et dernier volet du Sloop3 qui sera présenté en janvier - et elle se pose les mêmes questions. Le propos n'est donc pas générationnel. Ce qui l'est, par contre, ce sont les références, notamment musicales.

 

Quels liens voyez-vous entre Unité modèle et Les Morb(y)des de Sébastien David?

À première vue, ce sont des pièces aux ambiances absolument différentes. La langue de Sébastien David est plus rugueuse et brutale que celle de Guillaume Corbeil. La sienne est justement très lisse, comme si elle nous glissait entre les doigts. Ce sont des slogans sur des slogans qui donnent une impression continue de déjà-vu. Unité modèle nous offre un monde en deux dimensions dans lequel il n’y a aucune intériorité, tout n'est que surface. Dans Les Morb(y)des, au contraire, tout le monde est à fleur de peau et on n’est que dans la profondeur des choses.

J’ai pourtant tout de suite senti des résonances entre ces textes, certainement aussi parce que Mathieu Bertholet, le directeur du théâtre, me les a proposés en diptyque. En extrapolant, les deux sœurs des Morb(y)des habitent dans un demi sous-sol qui pourrait être celui de la Cité Diorama. Ce sont des monstres, des êtres hors-normes qui viennent déranger la norme par-dessous. Elles représentent tout ce qu'on ne veut pas voir et qu'on essaie d'ensevelir, et qui n'arrête pas de remonter à la surface. Je trouve que c'est beau de travailler ces pièces ensemble car elles évoquent une même thématique qui est "comment habiter le monde? Comment gérer la norme?". Et que se passe-t-il si on n'est pas un individu modèle destiné à entrer dans une unité modèle, si on est un peu à côté? Il y a autre chose qui résonne vraiment pour moi, mais sur tout le Sloop, c'est à quel point on est seul. C'est vertigineux. Les deux représentants de la Cité Diorama prétendent à un vivre ensemble qui est absolument creux, tandis que les Morb(y)des aspirent à la solitude mais on sent qu’il y a quand même des accès vers l'humanité. Dans les deux cas ce sont des errances qui sont terribles dans le monde où l'on vit.

 

 

Avez-vous beaucoup travaillé avec les deux autres metteurs en scène, Michèle Pralong et Yvan Rihs?

On a vraiment pensé le Sloop ensemble et on a eu beaucoup de séances de travail communes. Les quatre pièces forment un polyptyque. On a pris Unité modèle comme pièce de base, c’est comme si les trois autres venaient se cogner contre cette norme-là et proposaient des ouvertures, des fissures, des dérangements, des vertiges par rapport aux standards dans lesquels on vit. J’appelle mes frères, par exemple, pourrait être la conséquence directe d’Unité modèle. Tout le dispositif a été pensé en commun et notre pari est que les pièces soient transformées par les spectacles à venir, qu'on voit les traces du temps qui passe. Actuellement le décor est immaculé mais il sera nécessairement sali par les acteurs en train de répéter. L'idée est de ne pas faire table rase à chaque nouvelle représentation. Nous tendons tous vers l'intégrale du 29 janvier où toutes les pièces seront présentées.

 

Les quatre pièces du Sloop3 partagent un décor commun, comment le gérez-vous?

Nous partageons en effet un espace commun, une structure de carrés blancs. La paroi du haut est modulable, elle peut disparaître ou pivoter. Pour Unité modèle, elle est au milieu pour rendre vraiment cette idée de quatre carrés normés, cela fait un peu penser à une étagère Ikea. Il y aura peut-être d'autres variables, on va pouvoir rajouter des éléments à la structure, comme un escalier. Mais c'est encore en discussion. Le schéma de production du type d'un Sloop demande de gérer plein de contraintes, notre imaginaire se trouve restreint mais dans le bon sens du terme. C'est beau de penser que les quatre mises en scène vont se répondre autour d'un même espace. Le dispositif lumière créé par Jonas Bühler est aussi unique, avec des variantes selon les pièces. Andrès Garcia qui fait le son travaille à une cohérence de tous les sons et la costumière Paola Mulone s'est intéressée au parcours des acteurs au travers des pièces, avec des costumes assignés à une individualité. C'est un pari assez enthousiasmant.

 

Propos recueillis par Marie-Sophie Péclard

 

Unité modèle de Guillaume Corbeil, mise en scène de Manon Krüttli, à voir au POCHE /GVE du 14 novembre 2016 au 29 janvier 2017.

Renseignements et réservations au +41.(0)22.310.37.59 ou sur le site www.poche---gve.ch

 

A suivre dans le cadre du Sloop3 - I-monster:

Les Morb(y)des du 21 novembre au 29 janvier
Nino du 5 décembre au 29 janvier
J’appelle mes frères du 9 au 29 janvier

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