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Immersion dans une famille franco-tunisienne avec Latifa Djerbi

Publié le 04.05.2018

 

Théâtre de l’intime, subversif et provocant, La danse des affranchies est une tragi-comédie vivifiante signée Latifa Djerbi. Car si nous nous croyons libres, entre faux-semblants et illusions, qui l’est vraiment? Dans cette création, Latifa Djerbi aborde cette question avec la sincérité des tripes et l’humour qui la caractérisent.

Avec la compagnie Les faiseurs de Rêves qu’elle fonde à Genève en 2000, la comédienne-auteure, dont la pièce inédite Les intrépides fera partie de la Sélection suisse en Avignon 2018 (SCH18), signe Purée de Karma en 2010, puis L’improbable est possible, j’en suis la preuve vivante et Tripes Story avec la complicité de Jacques Livchine, précurseur d’un théâtre de qualité, populaire et engagé en France. Plus récemment, elle co-créait en 2016 Pop Punk et Rebelle, une proposition de théâtre urbain rassemblant bénévoles et amateurs dans le quartier emblématique des Pâquis à Genève, une initiative qu’elle reconduira l’année suivante dans un autre quartier avec Rencontres impromptues en terre sauvage des Grottes. En novembre 2017, Latifa Djerbi présentait Le Mélange des Fluides, un monologue décalé et explosif, parlant avec beaucoup d’autodérision de problématiques identitaires fortes.

Dans La danse des affranchies, elle raconte la violence qui s’exprime dans les relations intimes, comme les relations familiales. Elle prend plaisir à les dynamiter, les miner pour en faire un champ de bataille, avec en arrière-plan le Printemps arabe. Elle cherche ainsi à donner à voir, avec authenticité, des réalités qui lui sont familières, et auxquelles les journalistes ne peuvent pas accéder ou très difficilement: l’intérieur d’une maison arabe.

 

Qu’est-ce que la danse des affranchies?

La danse est pour moi un acte joyeux, libérateur et salvateur, comme le souligne l’artiste franco-chilien Alejandro Jodorowsky dans La Danse de la réalité (2001). La vie est une danse et cette danse est le chemin qui nous permet d’aller vers l’essentiel de notre être.

Dans cette pièce, il est question de l’affranchissement d’une femme suisso-tunisenne qui tente de se réapproprier un territoire qui lui est inconnu, son corps. Dounia, l’héroïne, est issue d’une famille dont les membres démolissent bon nombre de clichés sur les Arabes.

 

L’humour de Latifa Djerbi, c’est viscéral?

J’ai toujours aimé l’autodérision, cette mise à distance qui permet de dire ce qui ne se dit pas, tout en créant une étrangeté décalée, subversive et drôle, comme dans ce passage:

AYADI. — Dounia?
DOUNIA. — Papa?
AYADI. — Dounia, qu’est-ce que je fais là? Où est ta mère?
DOUNIA. — Dans votre chambre.
AYADI. — Pourquoi je ne suis pas dans sa chambre? Je suis son mari. La place d’un père n’est pas dans la chambre de sa fille.
DOUNIA. — Parce que c’est la seule chambre avec la clim. Papa, on est au bled et on veut te garder frais pour l'enterrement.

 

Mais elle sait aussi «envoyer d’la viande» comme elle aime le dire.

Je propose un théâtre très physique et organique, qui va au fond des choses à la recherche des émotions qui partent des tripes, d’où ce terme. On peut vraiment parler de théâtre incarné, vivant. Comme lorsque Dounia s’exclame: «je hais mon oncle, je hais ma race, je suis comme tout le monde, j’aime pas les Arabes».

J’aurais souhaité avoir un casting où toutes les femmes soient des Maghrébines, j’ai vite réalisé en passant les annonces que j’étais l’une des rares pour ne pas dire la seule comédienne, tous âges confondus, «maghrébine» de Suisse… Lamia Dorner, métisse suisso-marocaine, joue la doctoresse Nour, cette femme incroyable d’engagement que Dounia rencontre en Tunisie lors de l’enterrement de son père. Quant à la mère, la difficulté était double, car trouver une femme comédienne d’un certain âge hors origine est déjà ardu. J’ai donc choisi Séverine Bujard car elle a toute la fougue d’une méditerranéenne en elle. C’est le spectacle Antigone 82 de Jean Paul Wenzel, joué à Saint-Gervais, qui m’a fait découvrir Fadila Belkebla, une comédienne française qui incarne la sœur de Dounia. Je cherchais un acteur noir, il y en a très peu aussi, j’ai donc casté en France et c’est William Edimo qui joue les rôles du docteur Samb, du notaire et de Séraphin.

Si l’on croise dans nos rues de nombreuses minorités ethniques, elles restent peu représentées au théâtre et j’espère sincèrement que cette pièce permettra aussi de susciter des vocations chez les jeunes aussi bien pour le jeu que pour l’écriture.

 

 

Vous jouerez le rôle de Dounia, cette femme franco-tunisienne qui a grandi dans une cité HLM en France, provocatrice, guerrière de l’intime, mariée à un Suisse. Dounia, c’est vous?

Non, ce n’est pas moi. Certes je m’inspire de moi, mais Dounia est bien plus sauvage. Elle m’a été inspirée par diverses femmes que j’ai pu rencontrer lors de l’écriture de cette pièce.

Les neuf personnages de la pièce trouvent leur source dans des personnes que je connais intimement: des personnes de ma famille plus ou moins proches, enrichis de l’imaginaire et de l’inspiration qui vient d’on ne sait où. Cette fiction donne de l’ampleur et de l’ambiguïté à ces personnages.

Ce qui est intéressant, c’est que dès qu’on ose creuser l’intime, il devient universel. La danse des affranchies est une pièce machine très humaine que je portais en moi comme une graine depuis plusieurs années et qui a pu prendre vie en 2016 grâce à Textes-en-Scènes.

Je suis allée en Tunisie pour rencontrer des femmes qui s’engagent pour que ce pays devienne libre. J’ai rencontré les femmes démocrates et aussi une femme porte-parole d’un mouvement LGBT, l’homosexualité étant un crime en Tunisie. Là, j’ai découvert un monde que je ne connaissais pas. J’ai vu des femmes magnifiques qui se battent de l’intérieur et qui ont le courage d’être qui elles sont vraiment. Un modèle bien différent de celui que nous donnent les médias.

Ces femmes prennent des risques payants, puisque, par exemple, elles ont réussi à faire abolir la loi qui permettait à un violeur d’épouser sa victime pour mettre un terme aux poursuites à son encontre. De les rencontrer a été une grosse claque, pour parler franchement. Je me suis dit que finalement c’était facile de faire du théâtre engagé à Genève, dans mon petit confort de tous les jours. Et c’est ce que je relève aussi à travers la pièce.

 

Lauréate de Textes-en-Scènes 2017, est-ce vous qui avez choisi l’auteur et metteur en scène français Ahmed Madani pour vous accompagner durant neuf mois à la finalisation de l’écriture?

Je voulais Alejandro Jodorowsky, car j’aime l’idée de la métamorphose, et je suis très sensible à son travail, mais le jury l’a trouvé un peu trop particulier… Parmi ceux qu’on m’a proposés, Ahmed Madani m’a interpellée: il y a eu résonance quant à la place des femmes dans la société actuelle. J’ai commencé à écrire avec lui au moment où il débutait les répétitions de sa dernière pièce, F(l)ammes, très remarquée à Avignon 2017 et jouée à la Comédie de Genève et au Théâtre des Métallos à Paris. Cette pièce rassemble des jeunes femmes des cités, issues de l’immigration. Étant très prolifique et éclatée dans ma manière de créer, j’ai pu profiter du regard et de l’expérience d’Ahmed pour tirer et dessiner la ligne du spectacle. Il m’a appris sans ménagement à trier, canaliser, épurer, pour donner toute la profondeur et la force au texte.

 

Vous avez confié la mise en scène à Julien Mages, qui est lui-même un ancien lauréat.

J’aime tout particulièrement chez lui sa finesse de directeur d’acteur. Dans le processus existentiel porté par cette pièce, je trouvais important d’inclure le regard d’un homme, dont la délicatesse et l’ouverture d’esprit viennent compléter une vision qui nous grandit.

 

Qu’est-ce qui vous touche le plus dans la thématique du mélange identitaire?

Je n’aime pas trop les thématiques… j’aime la liberté. C’est quoi être libre, d’ailleurs? Ça veut dire quoi faire la révolution? Ça veut dire quoi la mixité? Que l’on soit fille de la première génération d’immigrés tunisiens comme moi ou d’un couple de notable genevois, l’enjeu est d’écrire sa propre histoire. Quand on a quelque chose à dire et qu’on est une femme, je pense qu’il est bon de l’exprimer avant que d’autres, souvent des hommes d’ailleurs, ne le fassent à notre place, et ne le pervertissent.

Être de nulle part, je le prends comme un cadeau. J’ai l’impression que cela ouvre aussi d’autres horizons: il n’y a pas d’avant, on n’appartient à personne, on peut alors s’écrire soi-même. L’essentiel, c’est d’oser être soi-même, oser vivre, oser aimer.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

La danse des affranchies de Latifa Djerbi, dans une mise en scène de Julien Mage, est à voir au Théâtre-Gervais à Genève du 8 au 19 mai 2018.

Renseignements et réservations au +41(0)22.908.20.00 ou sur le site du théâtre www.saintgervais.ch

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