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L’âme humaine au vitriol

Publié le 13.01.2017

 

En s’appropriant le texte de Nikolaï Vassilievitch Gogol, le directeur du Théâtre du Grütli Frédéric Polier nous promet un dépaysement sur des terres à la fois étrangères et familières: les plaines de Russie fantasmées par Gogol se superposent aux méandres de la psyché humaine. Les Aventures de Tchitchikov ou les âmes mortes est à voir au Grütli à Genève jusqu'au 29 janvier 2017.

 

Roman fragmentaire de Nikolaï Vassilievitch Gogol, Les Âmes mortes est considéré comme son œuvre emblématique. Pavel Ivanovitch Tchitchikov est un fonctionnaire corrompu, fraîchement débarqué dans une province de Russie. Cet escroc comprend qu’il peut gruger les autorités en acquérant des "âmes mortes", soit des serfs décédés mais toujours pris en compte par l’administration. Maniant la flatterie et un charisme séduisant, il parvient à manipuler les propriétaires qui, s’ils ne comprennent pas vraiment comment Tchitchikov espère s’enrichir, acceptent de lui vendre leurs "âmes". De là à pactiser avec le diable, il n’y a qu’un pas…

Dans la version parue en 1842, Gogol avait accolé aux Âmes mortes le surtitre Les Aventures de Tchitchikov. En refusant de choisir l’un ou l’autre, Frédéric Polier annonce un entrelacement des genres et des atmosphères. Les rencontres de Tchitchikov s’échelonnent en une épopée pittoresque et truculente, mais où pointent toujours la critique et la satire de la médiocrité humaine. Sur scène, cela se traduit par jeu rythmé, caricatural sans être exagéré, et profondément joyeux. Le rire s’invite en effet tout au long des deux heures trente de spectacle, au détour d’une réplique absurde ou sur un effet anachronique bien orchestré. Sortant de scène après son interprétation de Nozdriov, Frédéric Polier a répondu à nos questions.

 

En vous attendant, j’écoutais les réactions du public et une question était sur toutes les lèvres: "Que va faire Tchitchikov de ces âmes?" Avez-vous la réponse?

Oui, c’est assez simple en fait. À la base, c’est un vrai fait divers, une arnaque au crédit foncier. Comme on l’explique dans la pièce, entre la période où les serfs mourraient et le recensement, les propriétaires terriens devaient continuer de payer un impôt appelé la capitation. À cette époque, l’état russe encourageait la colonisation de régions reculées. Certains sont donc partis "coloniser" ces terres en déclarant un nombre important de serfs - les "âmes mortes" rachetées aux propriétaires - et se sont enrichis grâce aux subventions reçues. Chez Gogol, cette histoire est un prétexte pour montrer la méfiance et la roublardise des gens, qui finissent par se dire que si on achète leurs âmes mortes, c’est qu’elles doivent bien valoir quelque chose. On y décrit les lois du marché et de la spéculation. Après, c’est métaphorique à l’infini, on peut penser à l’esclavage ou au traitement de l’emploi moderne. Il y a aussi une ambiguïté propre à Gogol, la dimension mystique: Tchitchikov a quelque chose de faustien. Pour lui, la fin justifie les moyens, c’est une sorte d’agent du Diable.

 

Il dit tout au long de la pièce: “J’aimerais acheter vos âmes…”.

Oui, cela sonne comme un pacte avec le Diable mais le fond de la transaction est bassement matériel. D’ailleurs n’est-ce pas cela le Diable, justement?

 

Les Âmes mortes est un roman de plusieurs centaines de pages, un véritable défi pour une adaptation au théâtre.

J’avais déjà une certaine expérience, avec Le Maître et Marguerite de Boulgakov ou encore avec Dostoïevski. En réalité, j’étais parti sur un autre roman pour lequel je n’ai finalement pas eu les droits. Je me suis donc lancé sur ce projet que j’avais déjà en tête. Il y a d’ailleurs une filiation avec Boulgakov, Le Maître et Marguerite cite Les Âmes mortes comme une œuvre fondatrice de la littérature russe. Avant, il y a avait Pouchkine, un style très élégiaque ou poétique. Tchitchikov se pose clairement en antihéros, et on a essayé de montrer que son travail est difficile, on se moque parfois de lui… Avec Lionel Chiuch, nous avons concentré l’action sur les cinq portraits principaux et la révolte finale. Même si les dialogues sont très théâtraux, il faut toujours réduire, on élève tout ce que l’on peut pas jouer. En fait, plus le jeu monte, plus on peut resserrer le texte.

 

 

Le jeu des comédien est très visuel, beaucoup passe par le corps et le geste. On a parfois l’impression d’être dans un dessin animé.

Il y a de cela. Les personnages sont des archétypes mais restent subtils. L’Avare, par exemple, est pingre, économise sur tout, mais il se fait aussi du souci pour l’économie des autres. Les personnages n’ont pas de profondeur psychologique mais ne sont pas unilatéraux ou manichéens. Chacun évoque un nouvel aspect du commerce.

 

Gogol s’immisce dans son texte par le biais de digressions. Sur scène, il intervient également, pris en charge par plusieurs comédiens et comédiennes. Pour quelles raisons?

Ma première idée était de le démultiplier, et je me dis aujourd’hui que j’aurais pu l’affirmer davantage. C’est un choix instinctif que m’inspire Gogol. Gogol lui-même ne sait pas trop comment se positionner, il est toujours dans la fuite. Il y a beaucoup d’ambiguïté sur ce personnage, on ne lui connaît pas de vie amoureuse, par exemple. Sa silhouette a aussi quelque chose de très féminin, c’était donc amusant de le démultiplier et le cloner. Cela évoque aussi son rapport au théâtre, il écrivait des pièces mais à l’origine voulait être comédien.

 

Propos recueilis par Marie-Sophie Péclard

 

Les Aventures de Tchitchikov ou les âmes mortes, une pièce mise en scène par Frédéric Polier à découvrir au Théâtre du Grütli à Genève du 10 au 29 janvier 2017.

Renseignements et réservations au +41.22.888.44.88 ou sur le site www.grutli.ch

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