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La mort ou la vie, à La Comédie

Publié le 10.03.2015

 

« Ce n’est pas une pièce morbide »

 

Créée à L’Oriental-Vevey, après un passage à la Grange de Dorigny et au Théâtre du Châtelard (Ferney-Voltaire), Le Laboureur de Bohême est à voir à La Comédie de Genève, pendant trois semaines. En guise de sous-titre : Dialogue avec la mort. Pour cause, la pièce s’ouvre sur un drame vécu par le personnage du laboureur (Michel Voïta) : sa bien-aimée est morte en couche. S’ouvre alors entre l’homme et la mort (incarnée par Hélène Firla) une joute verbale faite de longs soliloques qui se répondent. Révolté, inconsolable, incapable de supporter ce qu’il considère comme une injustice, le laboureur s’engage dans un intense face-à-face avec la mort. Ce n’est pas la première fois que Simone Audemars s’attaque à ce sujet. Cette nouvelle pièce fait partie d’un triptyque autour de la mort. Débuté par La Maladie de Sachs de Martin Winckler en 2006, il s’est poursuivi en 2008 avec La Mastication des morts de Patrick Kermann. Le Laboureur de Bohême, de Johannes von Tepl, évoque en particulier la douleur des vivants face à la disparition des proches. Traversant les siècles – le texte a été écrit en 1401 –, il nous rappelle les risques encourus par une société qui relègue la mort au rang de tabou. Interview avec la metteure en scène diplômée du Conservatoire d’art dramatique de Lausanne en 1985 et nommée en 2011 à la tête du Théâtre Le Châtelard.

 

 

Vous partagez la théorie de Claude Régy : « le théâtre c’est une vie qui se crée d’instant en instant. Chaque instant porte sa fin et porte en même temps la naissance de l’instant suivant. Ce n’est qu’une série de créations et de destructions. » Avec cette pièce, vous insistez clairement sur le lien entre théâtre et mort.

Oui, avec Le Laboureur de Bohême, on est en rapport direct avec la mort. Acteurs et spectateurs se trouvent dans la même temporalité. Il y a entre eux une rencontre physique sur ce thème. Le dispositif scénique consiste en un espace, plus long que large, qui se trouve entre deux rangs de spectateurs se faisant face. Chaque rang de spectateurs voit donc le dispositif scénique et le public en arrière-plan, comme en miroir. Les deux comédiens évoluent dans cet espace et le public suit leurs échanges. Sur le décor, sont projetés des branchages qui marbrent le plateau. C’est un support à la fois minéral et naturel, qui peut évoquer le métal et le marbre.

 

Une sorte de couloir de la mort ?

On peut y voir cela, oui, ou un chemin vers un tombeau ou encore un lieu industriel. Chacun peut y voir ce qu’il veut. Le scénographe Roland Deville a souhaité que ce soit un lieu non défini. Ce qui correspond très bien au contenu de la pièce, dans laquelle le personnage de la mort dit : « nous ne sommes rien et pourtant nous sommes quelque chose. » Dans Le Laboureur de Bohême, on ne sait pas sur quel plan de la réalité on se situe…

 

La mort est jouée par Hélène Firla et le laboureur par Michel Voïta. Comment s’est décidée la distribution ?

Dans le texte original, en langue allemande, la mort est masculine : « Der Tod ». Mais j’ai souhaité que ce soit une femme qui l’interprète. Sur le plateau sont ainsi réunies une partie féminine et une partie masculine, car les deux sont complémentaires. Je voulais ainsi éviter de tomber dans un combat, un duel entre deux hommes. La mort est séductrice, mais le laboureur cherche surtout à obtenir des réponses, il est repoussé par elle plus que séduit, car elle a supprimé sa femme et son enfant. L’auteur s’est inspiré là de son vécu car il a perdu sa femme en couche. A cette époque, on parlait de « mal morts », on disait que ces âmes erraient dans les limbes définitivement. Le personnage du laboureur veut donc être dédommagé en quelque sorte, et que sa femme accède tout de même à la vie éternelle.

 

 

Que voulez vous dire quand vous suggérez que Dieu sera peut-être dans le public ?

Le texte est composé de 32 échanges entre la mort et le laboureur qui reposent sur de longs soliloques. Dans le texte original, il y a un 33e chapitre où un envoyé de Dieu donne son jugement sur la situation. Cette conclusion dit en substance que « tout être vivant doit finalement mourir, et que dans cette histoire le laboureur gagne l’honneur et la mort la victoire. » C’est une sorte de morale, ou de conclusion, que j’ai décidé de supprimer pour laisser le public mener sa propre réflexion. Avec les comédiens, nous avons travaillé sur l’incarnation des soliloques et sur les silences qui permettent aux spectateurs de suivre l’échange entre les deux personnages. A la fin, chacun peut se faire son propre avis, il n’y a pas de morale. Ça reste en suspension.

 

Après La Maladie de Sachs de Martin Winckler et La Mastication des morts de Patrick Kermann, c’est votre troisième pièce sur la mort. Ça ne semble pas être un thème très vendeur. Est-ce que c’est une idée fausse ?

Ce troisième spectacle confirme qu’il y a en fait un grand intérêt des gens pour ce thème. Ils se sentent bien-sûr concernés et touchés par le contenu, par ce que les acteurs donnent d’eux-mêmes, par ces personnages qui essaient de combattre quelque chose de complètement vain. Ça préoccupe, ça sensibilise, ça interpelle, il y a une bonne réception de la part du public qui semble apprécier la finesse des échanges. C’est une magnifique traduction, le texte semble ne pas avoir pris une ride, même s’il a six cents ans. Mais peut-être que si on sortait le spectacle en mai, quand les gens sont sur les terrasses, ça n’aurait pas le même succès (rire). Actuellement, c’est un bon moment pour penser à cela. Ce n’est pas plombant, la pièce est plutôt drôle, la mort mène le laboureur par le bout du nez. Ce n’est pas du tout morbide !

 

On a l’impression que l’on va assister à une heure de processus de deuil ?

Oui, un peu… Ça ressemble à une dispute platonicienne, avec le maître et le disciple qui discutent et, au bout d’un moment, le disciple dépasse le maître. Le laboureur passe par toutes les étapes du deuil : la colère, la douleur, etc. Finalement il réussit à s’adresser à la mort, sans être dans le déni. Il lui demande : « Qu’est ce que je vais faire de ma vie maintenant ? » Et la mort baisse un peu la garde. Elle met le laboureur face à ce que fait l’Homme. Son attitude contre la terre, le fait qu’il ne pense qu’à s’enrichir, qu’à se battre, en oubliant souvent qu’à la fin il doit donner sa vie à la mort. Elle conseille au laboureur d’avoir une vie noble, puis la mort retourne  à sa solitude. Un de ses grands messages est que le souvenir permet garder les défunts vivants en mémoire ! Ce n’est pas rien.

 

Propos recueillis par Cécile Gavlak

 

Le Laboureur de Bohême, du 10 au 29 mars à La Comédie de Genève. Renseignements au +41 22 320 50 01 ou sur le site du théâtre www.comedie.ch

Autour du spectacle
Conférence, lundi 16 mars à 19h00 au Studio André Steiger : Carte blanche à Charles Méla - La condition humaine : « l’être-pour-la-mort » (Sein zum Tode). Entrée libre.

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