Social Tw. Fb.
Article

La vie et le bonheur empêchés de Didon

Publié le 26.04.2021

 

Unique opéra d’Henry Purcell, Didon et Énée naquit au cœur d’un orphelinat de jeunes filles. C’est symptomatique pour une œuvre créée pour le Grand Théâtre et visible en ligne sur son site notamment, le lundi 3 mai à 20h30. N’explore-t-elle pas l’abandon et la perte? La mélancolie triste de la Reine de Carthage, Didon, est abyssale face à Enée le Troyen ensorcelé par la mort. Et l’issue fatale. L’immersion dans les pensées et mouvements souterrains de Didon rejoint l’univers théâtral de la compagnie belge de danse-théâtre Peeping Tom. Qui fêtait ses 20 ans l’année dernière. Leur trilogie somatique et sensible Vader (Père), Moeder (Mère) et Kind (Enfant) a été présentée à Genève. On se souvient avec bonheur de leurs scénographies hyperréalistes, symboliques et surréalistes. Elles officient comme autant de révélateurs des êtres et de leurs rapports tour à tour exacerbés, tendres et tourmentés.

Cheffe renommée, Emmanuelle Haïm et son ensemble Concert Astrée cisèlent à merveille leur Purcell, l’ayant déjà maintes fois interprété. Ce Didon et Énée est inédit par ses rimes avec un espace musical contemporain signé Atsushi Sakaï. Dans un décor conçu à l’image d’un piège submergeant lentement Didon, ces moments correspondent à une dramaturgie imaginée par Franck Chartier. Rencontre avec le cofondateur aux côtés de Gabriela Carrizo de Peeping Tom. Pour un périple dans les plis des corps et esprits.

 

Le travail de Peeping Tom consiste notamment à creuser le sillon du non-conscient. Cet opéra n’est-il pas alors le terrain rêvé pour cet exercice?

Franck Chartier: Oui cela est pertinent pour la Compagnie. D’où le travail sur le miroir reflétant ces trois femmes relativement à la trinité formée par les sorcières. Elles ont été ainsi rassemblées en un seul caractère reflétant entre autres Didon. Ces trois êtres s’auto-mutilent. Ainsi Didon tue son amour et bonheur. C’est à l’image exacte de ce qui peut se jouer à la vraie vie. Soit être amoureux tout en ayant peur de la tragédie pouvant poindre. Tuant son propre amour, l’on se martyrise.
Que l’on songe au récit de Benjamin Constant, Adolphe (1869), où les histoires d’amour finissent mal en général. La première phrase en est: «Malheur à l’homme, qui dans les premiers moments d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle.» A mon sens, Didon peut être une femme ayant atteint une forme de midlife crisis, possiblement marquée par un ultimatum concernant le fait d’avoir un enfant. Pour Enée, elle va tout donner. Et, dans le même temps, s’autodétruire par l’intervention maléfique des sorcières notamment.

 

 

C’est un personnage piégé?

Elle connait une forme de dédoublement de la personnalité, dont une part est empreinte de noirceur. D’où l’idée d’en faire une femme forte, de pouvoir, au-delà de la fidélité maritale. Didon ne peut pourtant vivre son bonheur, étant destinée à sa perte.
Cette femme tente vainement de faire vivre par procuration à sa confidente Belinda (n.d.l.r.: la soprano Emőke Baráth) des sentiments qu’elle ne peut expérimenter. Didon ne vit que par l’idéalisation des sentiments, le trouble exacerbé dans le sensible, demandant continument à Belinda: «Qu’est-ce que tu sens?»

 

Didon semble vouée à une incapacité au bonheur…

C’est une pente tragique que celle de ne pas accepter le bonheur dans la vie. Est-ce la peur de la déchirure, de souffrir ou d’être quittée? Car c’est bien la raison et non le cœur chez la Reine de Carthage qui pousse Enée à la délaisser. Elle lui dit en substance de partir pour l’Italie, faire sa route alors qu’il est encore jeune. Et elle, vieillissante.
De manière plus générale, je ne sais pourquoi l’on en vient à s’empêcher de risquer le bonheur, quitte à se perdre. C’est en restant raisonnable et confinée dans ses principes et son socialement correct de la fidélité éternelle due à son époux notamment que la Souveraine en viendra à se mutiler et in fine à se tuer. Il s’agit d’un choix qui fera d’elle une martyre. Dans le livret, n’entend-on pas que «les grandes âmes conspirent contre elles-mêmes»?

 

Comment abordez-vous la tardive apparition d’Enée?

Cet homme arrive au cœur d’un équilibre que Didon avait trouvé. Ce dernier sous-tend une communauté féminine. Guerrier, il est précédé d’une aura de violence masculine qui va tout annihiler. De la destruction de Troie tout en faisant route pour fonder l’empire de Rome, il échoue à Carthage avec sa flotte en looser, bardé de cicatrices et vaincu.

 

Vous avez une approche cinématographique.

L’oeuvre explore et interroge le poids que les sentiments inconscients, refoulés jouent dans ce qui peut nous advenir. Perturbant légèrement la réalité, la mise en scène s’emploie ainsi à zoomer dans la pensée de Didon, sa psyché. Ceci afin d’imaginer ses peurs et mouvements intimes les plus secrets, infimes. Dans la pièce, elle tombe littéralement amoureuse d’un être fragile aux multiples blessures, et qui souffre. Mais derrière cette fragilité, se lit une brutalité énorme.

 

 

Parlez-nous de la scénographie.

Imaginé par Justine Bougerol, le décor s’inspire lointainement, pour partie, de l’atmosphère d’un film. J’aime ainsi beaucoup le chef-d'œuvre du cinéaste indien Satyajit Ray, Le Salon de musique (1958). Il voit un maharadjah vieillissant et grand propriétaire terrien sacrifier fortune et famille à son amour de la musique. Ceci dans son désir d’humilier une nouvelle bourgeoisie des affaires et de l’argent.
Au plateau de l’opéra, on découvre un Palais situé au cœur d’une colonie dans une région désertique hostile. En bas, l’espace intime de la chambre féminine. A l’étage, un Parlement accueille les chœurs. Il représente une forme de contrôle constant voire d’oppression, à l’image d’un ring de boxe scruté et surveillé en ses moindres détails. A la Révolution parlementaire succèdera alors celle du peuple dans une atmosphère crépusculaire. La scénographie est aussi celle d’un espace mental jouant du brouillage entre réalité et fantasme, mémoire et effacement.

 

Votre abord d’Enée et de rôles féminins?

Nous avons imaginé une riche mélomane s’identifiant à Didon et tombant amoureuse de son serviteur revenu de la guerre. Qui n’est autre qu’Enée (n.d.l.r.: interprété par le jeune baryton Jarrett Ott. Il arrive en survivant et quasi naufragé. Avec son père porté sur le dos et son fils enfant. D’où une symbolique puissante proche parfois de celle de Virgile pour L’Enéide.
Cette femme demande à son orchestre et ses chanteurs de jouer quotidiennement Didon et Enée. Elle va donc vivre les émotions et les sensations par procuration grâce à la mezzo-soprano suisse Marie-Claude Chappuis. Cette dernière incarne une trinité féminine: Didon, la Magicienne et l’Esprit. Elle lui fait chanter des airs, désireuse de ressentir par l’intermédiaire de son corps, lui touchant ainsi le ventre.

 

 

Et côté partition musicale.

Afin d’entrer plus avant dans l’esprit de Didon, de suivre ces moments réflexifs, j’ai conçu une forme de scénario marqué par une partition signée Atsushi Saïka. Ce musicien japonais contemporain s’est inspiré de la musique de Purcell, préservant quasiment les mêmes instruments que le compositeur londonien, dont la partition est naturellement intégralement jouée par le Concert d’Astrée sous la direction d’Emmanuelle Haïm avec laquelle j’ai déjà collaboré par le passé. Le Concert d’Astrée et Emmanuelle Haïm maîtrisent superbement le répertoire baroque de Purcell.

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet
 

Didon et Enée, d’Henry Purcell
La production est présentée en streaming sur GTG digital (ICI), MEZZO Live HD et ARTE Concert, le lundi 3 mai à 20h30.

Emmanuelle Haïm, direction musicale
Franck Chartier (Peeping Tom), mise en scène et chorégraphie
Atsushi Sakaï, composition et direction des musiques additionnelles
Clara Pons, dramaturgie
Justine Bougerol, scénographie

Photo de Franck Chartier © Tilo Stengel

Filtres