Publié le 18.09.2023
S’il ne fallait qu’une raison pour arpenter la saison du Théâtre du Galpon, ce serait la découverte d’un écrivain, peintre, sculpteur et critique d’art iconoclaste italien parfaitement inconnu sous nos latitudes, Giovanni Testori (1923-1993), une voix prophétique hallucinatoire dans ses visions échevelées d’un langage en fusion. Sur scène dès le 26 septembre.
Explorant le rapport entre corps et parole, Eros et Thanatos, il invente une langue pour la scène, creuset d’italien, dialecte lombard, latin, français et anglais. Sa refiguration de Cléopâtre (Cléopatrasse) (du 26 setpembre au 1er octobre) voit la Souveraine égyptienne, bientôt atteinte du venin mortel, chanter son amour et la douleur pour la mort de son Antoine (Tognasse). Elle s’accompagne de rythmiques shakespeariennes et mélodramatiques évoquant baladins et comédiens ambulants.
Mêler jusqu’au vertige les registres de la langue et les époques se savoure aussi au fil de sa relecture de la figure d’Hérodiade (Hérodiasse, du 3 au 8 octobre). Proche de la mort volontaire, la Princesse lâche: «libre enfin/et libérée,/par moi-même/avec le coutelas du saucisson/tout’ seule je m’égorg’rai».
Coup de projecteur sur ce diptyque et un cabaret dadaïste en compagnie de Gabriel Alvarez, timonier depuis 26 ans aux cotés de Nathalie Tachella de ce Théâtre au fil de l’eau à nulle autre pareil.
Qu’est-ce qui fait l’une des originalités de votre lieu?
Gabriel Alvarez: Parallèlement à la programmation de spectacles théâtre, danse, musique et performance, le Théâtre du Galpon est pareil à une ruche bourdonnante d’activités. Qu’il s’agisse des ateliers enfants ou des activités pédagogiques et formations pour des amateurs.trices, la Culturactive (danse et théâtre).
Nous développons aussi ce qui est dans l’ADN de l’endroit, la recherche et l’expérimentation par des résidences. De juin à août inclus, le Théâtre est donc à disposition des artistes comme un outil de travail, de recherche et d’exploration.
Les deux textes mis en scène, Cléopatrasse et Hérodiasse s’inscrivent dans une trilogie intitulée Trois Cris d’amour. Ce qui m’a harponné dans son univers? Mon intérêt de toujours pour l’inventivité foisonnante d’une langue baroque et débridée, l’extrême physicalité du langage de l’écrivain. Voici une dramaturgie de la parole d’une richesse incroyable, une matière du langage vive, organique, sensuelle et sensorielle qui fait briller le poète.
L’auteur mêle ainsi le latin, l’italien aux dialectes de sa Lombardie natale. Pour créer des poèmes lyriques extraordinaires sur ces personnages féminins historiques et mythologiques. Les traductions françaises de bonne qualité de ses œuvres n’ont, à ma connaissance, jamais été jouées en Suisse. Ces textes sont posthumes et ont été en partie travaillés à l’hôpital par son auteur. D’où ma joie de faire découvrir au public de la région un poète que l’on pourrait comparer à Pasolini, quoique dans un style différent.
Elle ne se coule pas dans un récit de type narratif, tant il s’agit ici de poèmes dramatiques. La Souveraine cisèle un cri d’amour ayant perdu son Tognasse (Antoine). L’écrivain l’a dépeint en pleine décadence et sur le point de perdre son Empire.
A l’orée de son trépas, elle revient sur ces années où elle était belle, puissante et adorée par les hommes. Il s’agit simultanément d’un immense flash-back et d’une histoire au présent. Au fond, Giovanni Testori a pris la figure mythique de Cléopâtre pour la traduire dans le désir sexuel et la fantaisie d’une femme de pouvoir déjà à la fin de sa vie.
La raison première est possiblement la rime tant le poète utilise de nombreux vers s’achevant par "asse". L’auteur développe d’ailleurs une relation éminemment ludique à la langue. Souvent, on le surprend s’amuser avec le langage, le transformer voire le métamorphoser.
La Cléopâtre de Testori évoque chansons, nature, nourritures, panettone, vacances, surf alors que son Royaume est transposé en Lombardie.Mon interprétation est que l’auteur est aussi sur le point de mourir. C’était un bon vivant avec une sensibilité à fleur de peau. Il se réfère ainsi aux nourritures terrestres, à la sexualité et à sa région natale. On assiste à une forme de voyage nostalgique, mélancolique. Mais aussi au cœur de la matière des choses et d’une sensorialité exacerbée. En réalité, l’écrivain est bien plus poète qu’auteur dramatique. Il est marqué par une forte nostalgie de l’enfance.
A l’écoute, la Reine imaginaire confie: «va te faire foutre,/oui, vraiment, te faire foutre,/saloperie de vie». C’est cru et parfois blasphématoire pour un auteur réputé catholique...Giovanni Testori s’inspire d’une forme poétique de récit médiéval bien connue et apparue au XIe siècle, le lai notamment dans le cadre d’un théâtre voulu populaire. Il est empreint de sensibilité et de mélancolie. Il s’agit d’une litanie sous forme de lamentation. Ayant adhéré au Parti communiste, l’écrivain règle ses comptes avec l’Eglise catholique.
On retrouve d’ailleurs des contradictions similaires chez Pasolini. Il faut revenir aux mots du Christ en croix dans le psaume 22 exprimant une lamentation et un sens d’être abandonné: «Mon Dieu! Pourquoi m'as-tu abandonné, et t'éloignes-tu sans me secourir, sans écouter mes plaintes?». Cette référence est présente dans les Trois Cris de Testori, dont les trois figures féminines disent en substance: «Dieu où t’es?», doutant de son existence. Il y a chez Testori cette permanente tension entre la matière et l’esprit.
Ce monologue kaléidoscopique est traversé de références à la peinture lombarde de la Renaissance, l’auteur étant par ailleurs peintre et critique d’art. On relève une pulsion animale puissante, une animalité dans le personnage féminin d’Hérodiasse (Hérodiade). La pièce est une forme de va-et-vient entre Jokan (Saint-Jean Baptiste) prônant la nouvelle religion chrétienne et Hérodiade qui en tombe éperdument amoureuse. Sans réciprocité de la part de Baptiste.
Il est donc question de désirs inassouvis et d’une manière d’affirmer un personnage féminin fort, moins connu que sa fille, Salomé. Et de concurrence entre deux femmes, la fille, Salomé, et sa mère, Hériodade. Hérodiasse demande ici la tête de Jokan. D’où le choix de n’éclairer au plateau que le visage et la tête de la comédienne.
De manière générale, Testori ne parvient pas dans ces deux textes à résoudre le conflit entre Eros et Thanatos, qui travaille l’humanité depuis ses débuts. Il existe par ailleurs un dialogue entre ces deux personnages de Souveraine et l’auteur, celles-ci demandent ainsi à Testori comment elles vont finir et obtiennent une forme d’invitation à la patience.
Hérodiasse évoque un repas cannibale et jouissif après une tentative de suicide imaginée sur les rails d’un train avant que Saint-Jean Baptiste la convainque de ne pas quitter la vie ainsi. Dans les deux récits, nous pensons à la problématique de la rédemption. Ces personnages connaissent-ils la rédemption ou non? La question reste ouverte.
Cette création, Cabaret dadaïste d’après Ghérasim Luca), permet de revenir aux manifestes et avant-gardes historiques du début du siècle dernier. Nous débutons ainsi avec le manifeste dadaïste en compagnie du poète et peintre d’origine roumaine Ghérasim Luca. Sa langue s’axe notamment sur le bégaiement, la matière des mots sur un mode jouissif, incisif et énigmatique.
La syntaxe désarticulée manifeste des impulsions on ne plus vitales dans son rapport à la vie et au désir. Non sans humour, il a un rapport plastique à la langue tant il imaginait des collages montages en peinture.
Nous avons réalisé cette création avec Céline Hänni, spécialiste de la poésie sonore, du travail de la voix et de la langue. Elle compose aussi la partition musicale. Ghérasim Luca mélange une veine dramatique et absurde à un geste visionnaire. La poésie se ramène ici à l’essence du langage, à la syllabe, aux voyelles et consonnes.
Ce qui m’intéresse le plus chez les Dadaïstes? La recherche de l’idiotie et singulièrement de l’idiot présent en chacun d’entre nous. L’idiot pour les dadaïstes est une manière d’expérimenter la naïveté, de chercher notre être particulier et singulier qui sommeille en nous. Ils s’opposent ainsi à la culture comme forme de pouvoir intimidant.