Le ballet réinventé en arborescence

Publié le 17.09.2024

Dans Giselle…, présenté au Théâtre de Carouge du 17 septembre au 21 décembre, François Gremaud réinvente le célèbre ballet romantique en le liant à la mémoire collective.

Sur un plateau dépouillé, Samantha van Wissen livre un solo captivant qui convoque l’univers des Wilis, ces fiancées mortes avant leurs noces, et crée un subtil dialogue entre l’histoire et la réinterprétation. La musique interprétée live est composée par Luca Antignani. Mêlant violons, harpe, flûte et saxophone, elle participe à transformer la scène en un espace de réflexion sur la mémoire, la danse et la tragédie romantique.

Reconduisant le thème de l’amour plus fort que la mort, ce spectacle fait de la transmission un art, déconstruisant avec humour et pertinence le livret original pour offrir une réflexion sur la mémoire, la danse et la tragédie romantique. À travers entre autres un duo évoqué par l’image de «petits écureuils joueurs», François Gremaud signe une adaptation malicieuse et érudite.

Samantha van Wissen narre et interprète le ballet riche d’un descriptif d’une grande précision pour dépeindre certains mouvements: «…Posé, relevé, arabesque…». Il s’agit du second volet de la trilogie de figure féminine de l’histoire des arts vivants signée François. Il se situe après Phèdre! servi par Romain Darolle et avant Carmen créé par la compositrice et chanteuse franco-américaine papillonnant du folk au classique Rosemary Standley.

Hommage délicat à l'éphémère, la pièce se révèle pertinente. Jusque dans l’évocation détaillée des alphabets dansés et attitudes de versions historiques du ballet. Le solo en devient un dialogue subtil entre l’histoire et la réinterprétation, où chaque geste semble suspendu entre hommage, commentaire et réinvention.

Entretien avec François Gremaud, metteur en scène et auteur du texte de Giselle...



Quelle fut votre approche face au ballet comme genre?

François Gremaud: Dans l’écriture et la mise en scène, Il n’a pas été question de nier les dimensions problématiques du ballet romantique, Giselle.

Soit entre autres, une figure féminine tourmentée plongée dans la folie comme Giselle ne supportant plus qu’on la touche. Ceci tout en respectant les intentions initiales des auteurs du livret de ce ballet romantique archétypal en deux actes, Théophile Gauthier et Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges.

Avec Giselle..., j’ai tenté de proposer une version alternative, historicisée, mise en perspective et commentée jusqu’aux costumes de scène. Parmi les nombreuses créations visionnées, nous avons finalement retenu celle avec la ballerine russe Natalia Makarova dans le rôle-titre pour ses premiers pas aux États-Unis et Mikhaïl Baryschnikov de l’American Ballet Theatre (1977).

Pourquoi le choix de cette version?

Nous avons avec cette interprétation l’impression d’avoir un amour véritablement sincère porté par le mouvement. Et la sensation d’être confronté à un amour en butte aux hiérarchies sociales.

Ce qui il y a de beau dans le jeu de Baryschnikov, c’est qu’il sublime ce que peut être la danse classique, une démonstration de virtuosité. Si l’on a naturellement le technicien de la danse accompli, il fait montre d’une exceptionnelle authenticité dans l’expression des sentiments et des émotions portées par le mouvement.

Cette interprétation fut l’une des clés pour aborder ce ballet de manière plus sensible. Elle dépasse de loin l’archétypal rencontre entre un personnage macho et une jeune fille naïve.


Votre vision du rôle de l’amour dans ce ballet?

L’amour condamne Giselle au Premier Acte tandis que l’on sent Albrecht animé d’un amour sincère rattrapé par le mensonge qu’il a fabriqué pour rencontrer Giselle.

Dans le Second, je me suis efforcé de retrouver et restituer cette ligne claire d’un amour inconditionnel. Giselle s’y révèle comme portant un amour si pur qu’elle n’en demande pas de contrepartie. Elle sauve ainsi Albrecht tant elle l’aime. Cela sans pour autant rechercher vengeance ou réparation.

La fin de l’œuvre la voit faire face à sa mort. À mon sens, il n’y a alors aucune rédemption pour la jeune femme. C’est la pureté de son geste qui fait de son personnage une figure définitivement marquante au sein des arts vivants.

Quelle fut votre approche du mouvement face aux interprétations historiques de Giselle?

Avec Samantha Van Wissen, nous avons, par exemple, puisé pour l’évocation dansée d’un personnage l’inspiration d’un moment dansé anguleux de l’interprétation de Giselle par le Bolchoï. Nous avons aussi retenu pour la figure de Giselle quelques formes et attitudes corporelles, gestes et vocabulaires chorégraphiques comme le fait que certaines scènes la découvrent danser à l’envers.

Ces matériaux chorégraphiques ont fourni la base de la préparation des danses interprétées par Samantha Van Wissen. À partir de ces couleurs et inspirations, la danseuse les traversent en les remettant en jeu à chaque représentation. Dès lors, Il y a une liberté et une responsabilité immenses qui reposent sur les épaules de cette interprète.

Il y a un côté maraboutd’ficelle dans le mouvement et le texte comme si le spectacle s’inventait en direct sur le vif.

Tout à fait. C’est simplement la manière que j’ai d’exercer ma curiosité. Ici avec la référence citée au plateau de l’encyclopédie en ligne, Wikipédia. Elle est pour moi la première source disponible dans mes investigations.

Avant de fouiller et creuser bien davantage, en croisant les sources et informations trouvées. Le but est d’asserter autant que faire se peut ce que j’écris, Wikipédia restant sujet à caution. Je passe ainsi un temps considérable à aller rechercher documentation, textes, études et information.
Hier avec les versions papiers de l’Encyclopédia Universalis ou de dictionnaires, aujourd’hui avec les versions internet de ces savoirs en ligne.

De fait, j’ai lu des études universitaires sur la figure de Giselle et de la danseuse classique principalement réalisées aux États-Unis.

Le savoir à portée potentiellement du plus grand nombre, cela vous touche?

Oui. Mais le geste de mettre à disposition un savoir humain se fait en cultivant mon esprit critique. C’était le dessein de La Leçon des choses, spectacle de quasi huit heures de Wikipédia créé avec Pierre Mifsud.

Ce qui intéresse ici? La mise en scène de l’étonnement et non l’accumulation du savoir. Or selon la philosophe suisse Jeanne Hersch, serait à la base de la pensée.

Qu’est-ce que cette démarche vous a encore apportée pour Giselle...?


Je me suis rendu compte que j’avais un a priori fort sur ce que serait le ballet. Cette approche a permis de revenir aux sources des intentions des créateurs du livret de Giselle. Le livret est cosigné Jules Henri Veneuil et Théophile Gautier. Ce dernier a co-écrit Giselle sur une musique d’Adolphe Adam pour la danseuse Carlotta Grisi qu’il a aimé sa vie durant**.

La chorégraphie originelle est co-signée par Jean Coralli et Jules Perrot dans cette œuvre crée pour la première fois le 28 juin 1841 à l’Opéra de Paris. Au cœur de cette création originelle de la première moitié du 19e siècle, j’ai pu retrouver des gestes artistiques forts.

Au final, c’est la dimension d’ouverture d’esprit que j’apprécie dans le savoir. Elle est salutaire surtout dans notre monde actuel.

Sur votre manière d’écrire...

Ma pensée se développe en arborescence pour nombre de mes créations notamment. Le côté marabout d’ficelle et l’Oulipo dont je peux me revendiquer aussi me passionne et m’amuse. Soit cette façon d’aller de découverte en découverte, d’étonnement en étonnement.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Giselle...
Jusqu'au 21 décembre au Théâtre de Carouge

François Gremaud, auteur du texte du spectacle et mise en scène
Samantha van Wissen, interprétation

Informations, réservations:
https://theatredecarouge.ch/spectacle/giselle/



* Samantha Van Wissen est une figure emblématique de la scène contemporaine. Sacrée Meilleure interprète de l’année en 2023 par le Syndicat de la critique (France) pour sa partition dans Giselle, elle a dansé pour La Compagnie Rosas D’Anne Teresa de Keersmaeker. L’artiste néerlandaise est membre depuis 1997 de la Compagnie du chorégraphe suisse historique Thomas Hauert.

** À en croire la notice Wikipédia consacrée à la danseuse italienne Carlotta Grisi (1809-1899), elle devint pour Gauthier la seule interprète possible du rôle de Giselle. «Théophile Gautier avait pu admirer Carlotta Grisi dans de précédentes créations et il usa alors de son propre talent de plume pour louer sa grâce et sa technique dans de nombreux articles critiques: "Elle rase le sol sans le toucher. On dirait une feuille de rose que la brise promène". Il tombe amoureux, elle devient sa muse et il lui vouera toute sa vie une admiration et une fidélité sentimentale sans faille. Tout le séduit chez elle; outre son talent, il vante ses autres qualités: "son teint est d'une fraîcheur si pure, qu'elle n'a jamais mis d'autre fard que son émotion."» ("Notice Carlotta Grisi", Wikipédia).