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Le management sous la loupe au Théâtre du Grütli

Publié le 17.05.2019

 

Dans Mercredi 13, première création de la Cie DianeM, une comédienne se fait brutalement licencier par sa metteure en scène alors que la troupe prépare une adaptation de Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier. D’après son expérience personnelle, la metteure en scène et comédienne franco-suisse Diane Muller a composé une fable judiciaire sans tabou sur les normes du monde du travail où l’évaluation est permanente, normes induites par le néocapitalisme d’une société de plus en plus rapide qui nie les particularités de chacun tout en exacerbant l’individualisme.

Écrite au plateau avec la complicité des comédiens (Roland Gervet, Diane Muller, Céline Nidegger, Emanuelle Petit et Bastien Semenzato), Mercredi 13 se chargera de transformer une oppression en art du 17 au 29 mai au Théâtre du Grütli de Genève.

 

Mercredi 13 trouve sa source aux 20 ans de la compagnie l’Alakran en septembre 2017, une compagnie qui vous inspire?

Quand on a étudié à La Manufacture, on connaît forcément Oskar Gomez Mata et c’est quelqu’un qui m’a beaucoup marquée, comme la plupart des acteurs qui jouent en ce moment en Suisse. C’est un homme très exigeant qui a su instaurer un rapport au public particulier, et qui, je crois, fait la spécificité de la scène romande, par exemple si on la compare à la scène française.

Bien avant cet anniversaire, mon employeur «principal», pour lequel je travaillais régulièrement depuis cinq ans, m’a licenciée sans préavis, à la veille d’une nouvelle saison où soixante-cinq dates étaient programmées, et pour lesquelles on m’avait demandé de bloquer cette saison-là deux ans à l’avance. J’ai alors décidé de saisir les prud’hommes. S’est engagée une procédure qui a duré cinq ans, au terme de laquelle j’ai obtenu gain de cause. Dans ce laps de temps plutôt long, j’ai trouvé l’opportunité de penser à cet événement, et de coucher sur le papier toute cette matière propice à faire du théâtre. Puis je me suis autocensurée en me disant que c’était un sujet tabou dans nos métiers, comme dans de nombreux milieux. J’avais aussi ce sentiment un peu honteux d’avoir été licenciée. C’est alors que Céline Nidegger et Bastien Semenzato (Cie SuperProd) sont venus me voir pour leur projet de présentation public de la Bibliothèque des Projets non Achevés ou simplement Évoqués pour lequel ils voulaient recueillir mon témoignage lors du festival de La Bâtie qui célébrait l’anniversaire de l’Alakran. En livrant cette ébauche d’écriture au public, de manière légère, j’aurais pu boucler la boucle et passer à autre chose, mais c’était sans compter sur Barbara Giongo et Nataly Sugnaux Hernandez qui venaient de prendre la direction du Grütli et qui m’ont proposé de mener à terme ce projet.

 

Dans cette pièce, une comédienne se fait licencier par sa metteure en scène. Existe-t-il des fautes graves dans l’art théâtral? Comment justifie-t-on un renvoi dans ce domaine?

Juridiquement parlant je ne suis pas au fait de ces questions et je ne cherche pas à faire un plaidoyer contre le licenciement. Je peux comprendre qu’on soit coincé et qu’on doive se séparer d’un collaborateur, mais la manière dont cela a été fait a été extrêmement violente, puisque c’était au lendemain de la dernière représentation d’un autre spectacle de cette compagnie, dans la salle des petits déjeuners d’un hôtel, devant toutes les personnes présentes, collègues, personnel et clients de l’hôtel, dix minutes seulement avant que mon train ne parte. Aucune compensation ne m’a été proposée. Au-delà du choc, ce fut un plongeon immédiat dans la précarité. Je me serais contentée d'une somme de 2000 euros, qui m’auraient symboliquement suffi, mais le mutisme qui m’a été opposé fut tel que j’ai décidé de me tourner vers les prud’hommes. Lors de cette longue procédure, j’ai eu la désagréable surprise de recevoir des attestations de mes anciens collègues témoignant du bien-fondé de mon licenciement, attestations qui ont été encore plus ravageuses que le licenciement finalement. Car contre elles il n’existe pas de réparation possible. Ce sont elles qui m’ont amenée à me questionner sur la manière dont on obéit, et à me demander, au lieu de juger mes collègues sur pied, si à leur place je n’aurais pas aussi été amenée à écrire cela. Comment l’organisation du monde du travail nous amène-t-elle à faire des choses qui vont à l’encontre des valeurs avec lesquelles nous avons été élevés?

 

 

Commence alors à se dessiner véritablement la pièce.

Sans chercher à ajouter la question du genre dans cette fiction, je souhaitais mettre en avant les questions de domination, de rapport de pouvoir, c’est pour cette raison que j’ai choisi de jouer le rôle de la metteure en scène, une mise en abyme pour laquelle j’ai demandé à Barbara Schlittler de faire l’œil extérieur.

Au-delà du théâtre, dans les entreprises comme dans beaucoup d’autres milieux, la soumission passe avant les compétences, dès le moment du recrutement, où on teste la capacité de l’individu à dire oui de façon assez rapide, sans trop réfléchir.

 

Pour écrire cette pièce semi-fictionnelle, vous vous êtes notamment penchée sur les recherches de la psychiatre Marie-France Hirigoyen, qui la première a mis un nom sur la violence du management qui conduit les individus exclus vers la dépression ou le burn-out.

C’était surtout pour mieux appréhender la souffrance induite par la personnalité du metteur en scène qui ne supporte pas la moindre contradiction et qui lorsqu’il se sent menacé, doit éliminer. Et qui, dans un rapport hiérarchique fort, modèle son entourage qui finit même par anticiper ses volontés. Marie-France Hirigoyen m’a permis de mieux comprendre ces notions de harcèlement, et ce que j’avais pu vivre moi dans ce projet. Des notions complexes et détaillées qui sont difficiles à représenter théâtralement.

Je me suis plus inspirée de Marie Pezé, médecin du travail qui a ouvert la première consultation de souffrance au travail à Nanterre, dont les écrits sont plus sociologiques. Elle a constaté qu’avec l’avènement du capitalisme financier, où on demande aux gens de faire beaucoup plus avec beaucoup moins, apparaissaient non seulement des maladies physiques, de la main, du poignet, dues à des mouvements répétés, mais aussi une souffrance psychique nouvelle où des personnes sont littéralement détruites par leur travail, parfois même au point de devoir se faire aider pour se nourrir ou d’aller jusqu’au suicide, et dont les diverses retombées se font inévitablement sentir sur la famille. Tout ceci a un coût énorme, et en expansion, dont on parle trop peu, et qui incombe pour le moment à la société dans son ensemble et non aux employeurs. Ceci pose des questions d’organisation sociale plus générales que je voulais approcher.

 

Pour aborder ces concepts socio-psychologiques, vous vous êtes tournée vers le mythe de Robinson Crusoé dans la version de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967).

Parce que nous avons besoin de mythes, de poésie et de littérature. Dans cette version, Robinson, pour échapper à la psychose, tombe dans la perversité, là où autrui n’existe pas. Le management actuel s’inspirerait parfois de cette structure perverse, au sens psychanalytique, ce que le philosophe français Gilles Deleuze décrit dans la postface de ce livre. Michel Tournier avait imaginé de dédicacer le livre aux immigrés des ex colonies françaises, ce qui serait malheureusement toujours d’actualité en 2019.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

Mercredi 13, une pièce de Diane Muller à découvrir à Genève au Grütli, centre de production et de diffusion des arts vivants du 17 au 29 mai 2019.

Informations et réservations au +41.(0)22.888.44.88 ou sur le site du théâtre www.grutli.ch

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