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Les bleus à l’âme de Jim Morrison

Publié le 27.02.2023

A savourer du 28 février au 16 mars au Théâtricul de Chêne-Bourg, Morrison’s Blues, de Dominique Ziegler, croise les genres – théâtre musical, biopic, burlesque, cabaret et fantastique. Il met en scène le rocker lettré qui, à 25 ans, a déjà le physique d’un vieillard miné par l’alcool et la drogue (Ludovic Payet).

Entre chiens et loups, à la sortie d’un bar, une nuit de 1969, la pièce révèle les racines blues du poète sensuel fan de John Lee Hooker, son blues rythmique épuré jusqu’à l’os. De l’étudiant surdoué et l'icône caractérielle millionnaire ne reste-t-il que l’ombre d’une ombre après un dernier album en demi-teinte, The Soft Parade et un concert controversé ivre mort de mai 69 à Miami? Sans lui, le groupe les Doors n’aurait guère connu une aura mystique durable et un succès planétaire. Sa trajectoire météorique sera scellée par son décès le 3 juillet 1971 à Paris probablement par overdose.

Etrange esprit possiblement issu de sa conscience embrumée, le personnage de Mister D (David Valère) offre dans la pièce un pacte faustien à cette figure dionysiaque en mal de reconnaissance pour sa production poétique inégale, une offre inattendue pour cette rock star devenue une épave imbibée à sec d’inspiration. Il s’agit de renouer avec son inspiration poétique nourrie de William Blake et Arthur Rimbaud au fil d’un voyage chamanique dans son passé. Son enfance le découvre alors nouer une relation complexe avec son père, haut gradé durant la guerre du Vietnam qui ne cesse de le faire déménager. Le tout associé à une inventive réorchestration de certains des standards des Doors joués live par le compositeur et multiinstrumentiste Pierre Omer.

Rencontre avec le dramaturge et metteur en scène Dominique Ziegler.



Qu’est-ce qui vous a intéressé chez Jim Morrison situé dans une zone où se rencontrent théâtre provocateur, cérémonie mystique, poésie d’essence rimbaldienne, contre-culture sociale et surconsommation de psychotropes?

Dominique Ziegler: Ayant découvert les Doors à l’âge de 15 ans, il s’agit d’une vieille passion en forme de porte d’entrée dans la contre-culture. Mon intérêt va d’abord à ce mouvement de contre-culture nord-américain incarné par ces jeunes générations qui prennent conscience d’un système coercitif, criminel et mortifère au cœur de l’impérialisme US. Ceci en pleine guerre du Vietnam et émeutes raciales antiségrégationnistes.

Il y a là une aspiration à changer la société politiquement. Elle se traduit aussi bien au-delà, dans ce désir de modifier la perception même de la réalité sociale et le vécu des rapports familiaux. On relève aussi une dimension mystique se traduisant par les expériences avec le LSD. Dans ce contexte, Jim Morrison devient un symbole emblématique de cette contre-culture et d’une génération qui expérimente et cherche. C’est à l’époque d’une extrême nouveauté que j’ai essayé de restituer dans la pièce.



Plus précisément...

Nous sommes dans la première génération d’après-guerre envoyant balader le Vieux Monde. Cela de manière éminemment spontanée, créative et expérimentale à tout-va. À tel point que cette expérimentation va couter la vie à Morrison.

Le chanteur des Doors est un lettré. Ce qui est rare dans le rock de la fin des sixties tant américaines que britanniques. Il a dévoré Joyce, Blake, Rimbaud ainsi que les, Allan Ginsberg, Michael Maclure en tête. Mais aussi Plutarque et Nietzsche.

Absolument. La pièce débute avec un Morrison ivre mort, en rupture avec tout ce qu’il a construit. Soit devenir une rock star en l’espace de deux ans avec deux albums fabuleux, The Doors et Strange Days. S’il en a marre de l’aura qu’il a généré, l’homme veut être reconnu pour ses qualités poétiques.

Le chanteur réalise alors l’incroyable, saborder son physique d’éphèbe pour se muer en Mister Mojo, gros type barbu sauvage. Il revient ainsi à une racine primitive afin que paradoxalement l’on redécouvre sa veine littéraire. L’artiste est imprégné d’une vaste culture dans laquelle on peut particulièrement relever les poètes français, Rimbaud, Verlaine et Baudelaire. Il est d’autant plus remarquable que sa vie de chanteur et écrivain se déroule entre 22 et 27 ans. Des années traditionnellement dévolues à la formation personnelle et intellectuelle. Lui est déjà complètement hors normes au fil d’une carrière météorique qui reste fascinante depuis son décès.





La pièce met en scène un épisode de l’enfance de Morrison que celui-ci évoquera dans un poème que l’on peut entendre dans l’album conçu sans lui par les Doors, An American Prayer et sorti après sa mort.

Il s’agit d’un épisode traumatique le découvrant dans une voiture conduite par son père militaire de carrière avec tout ce que cela comporte de conservatisme. Morrison voit alors sur le bas-côté de la route un camion renversé avec des travailleurs indiens éclatés au sol et des cadavres, dont on faisait alors très peu cas. Il songe alors que le fantôme de l’un de ces trépassés l’aurait habité. Et que cette possession l’aurait suivi sa vie durant.

D’où un intérêt pour l’ésotérisme et la culture amérindienne. Il évoque cette thématique au détour d’un morceau du LP Morrison Hotel (Peace Frog) et dans une série de poèmes regroupés sous l’appellation, An American Prayer. En rupture avec sa carrière rock, il s’enferme dans un studio d’enregistrement en compagnie d’un ingénieur sonore pour ne dire que sa poésie. Sans musique, il enregistre donc pour lui seul et un petit groupe d’amis ses poèmes. Voici un geste parfaitement anti pop culture.

Sauf que...

Les Doors, huit ans plus tard, dans un geste passablement mercantile y ajouteront de la musique que la pièce qualifie «de supermarché». Le groupe survivant va donc souiller cette poésie très pure que Morrison avait créée.

Si la pièce Morrison’s Blues est un hommage aux Doors, elle n’évite ni leurs contradictions ni celles de son leader. Ce dernier a bien des aspects négatifs, macho, capricieux, saboteur, peu collégial, menteur. Il est intéressant de relever certaines face sombres de l’individu Morrison. Mais sans toutefois s’y appesantir.





Vous le faites dialoguer avec la figure imaginaire d’un bluesman noir.

La fascination de Morrison pour le blues de John Lee Hooker participe de sa dimension de transe liée à un accord répétitif. Il existe aussi un hommage la cosmogonie vaudou et à la mystique du blues noir-américain, les références aux racines du bayou et au reptile. Le chanteur sera sans inspirer afin de créer son personnage de Roi Lézard.

A mon sens, les reprises de standards du blues par les Doors sont parmi les meilleures de cette époque avec celles de Jimi Hendrix. De fait, Morrison a pleinement su capter la dimension mystique du blues. Mais son éclectisme musical est remarquable. Il est ainsi fan d’Elvis et Sinatra tout en appréciant le tandem formé de Kurt Weill et Brecht*.

La pièce le confronte donc à un bluesman qui s’essaye à remettre le chanteur écrivain sur pied alors qu’il est à la dérive après la sortie de The Soft Parade passant pour l’album le moins accompli des Doors. L’idée est que ce bluesman le ramène à ses contradictions de rocker blanc. C’est en sa compagnie que Morrison pourra creuser la filiation de la musique des Doors avec le blues.

Qu’est-ce que le Mojo, dont il est beaucoup question dans votre pièce.

Il s’agit à la fois d’un symbole de puissance sexuelle noire africaine et de talisman protecteur. L’expression Avoir le Mojo, signifie que les esprits sont avec toi. C’est aussi un équivalent du feeling dans la musique. Par extension, le Mojo peut aussi évoquer un pouvoir d’attraction charismatique.

Il est évoqué dans L .A. Woman, le cinquième titre de l’album éponyme, où le chanteur évoque jusqu’à crier «Mr. Mojo Risin’, Mr. Mojo Risin. Got to keep on risin». Ce qui peut ramener notamment à l’image d’un sexe qui se dresse. Mais pas seulement car ce terme est issu du vaudou et par extension du blues. Il est aussi question chez Morrison d’un syncrétisme avec les esprits des Indiens morts au cœur d’une forme d’ésotérisme.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Morrison's Blues
Du 28 février au 16 mars au Théâtricul, Chêne-Bourg

Dominique Ziegler, écriture et mise en scène
Avec Ludovic Payet et David Valère

Informations, réservations:
https://theatricul.net

* Cosignée par Bertolt Brecht et Elisabeth Hauptmann, le poème Alabama Song repris par les Doors est tiré de l’opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, allégorie au vitriol de la civilisation capitaliste, ndlr.