Social Tw. Fb.
Article

Les interviews de Céline Nidegger et Bastien Semenzato

Publié le 15.02.2019

 

Avec La Bibliothèque des projets non achevés ou simplement évoqués, une collection d’interviews filmées pénètre le monde de la création, de l’idée à sa (non)réalisation. Un processus de fabrication que Céline Nidegger et Bastien Semenzato ont choisi de décortiquer pour attiser la curiosité du spectateur sur la démarche périlleuse qu’est la création. En 2009, dans une volonté de questionner leur métier et leur rapport à la société, ils fondent la compagnie SuperProd et proposent ensemble des projets associant ludisme, bricolage, théâtre et vidéo à un contenu politique et poétique.

Quand Céline Nidegger et Bastien Semenzato ont investi le Grütli pour la saison 2018-19, une quinzaine d’interviews de comédiens et de metteurs en scène étaient déjà disponibles en ligne sur leur site. Depuis, ils poursuivent leurs interviews en direct et en public périodiquement, comme ce sera le cas avec l’auteur et metteur en scène français Thibaud Croisy, le 23 février 2019.

La Bibliothèque des projets non achevés ou simplement évoqués se trouve au 2ème étage du Grütli, dans le lieu-dit la Terrasse, où ces interviews sont consultables sur des iPads, tous les jours et les soirs de spectacles.

 

D’où est partie cette envie de questionner les créateurs du domaine de la scène vivantedont vous faites partie? Et pourquoi par le biais de réelles interviews filmées?

Céline Nidegger: Tout a commencé avec le livre Artistes sans œuvres de Jean-Yves Jouannais (Hazan, 1997) qui nous a inspirés par l’intérêt qu’il portait aux artistes qui se définissent précisément par leur absence de production. Puis deux performances en direct ont marqué le début de cette aventure intituléeBibliothèque des Projets non Achevés ou simplement évoqués, l’une avec Tomas Gonzalez et l’autre avec Diane Müller, lors de l’anniversaire des vingt ans du Théâtre de l’Alakran célébré par le Festival de la Bâtie en 2017.

Bastien Semenzato: C’était aussi un désir fort, un besoin, de parler d’envie artistique avec d’autres praticiens et de notamment questionner les lieux propices à ces discussions en particulier, qui se font de plus en plus rares. Par la suite, filmer ces interviews offrait justement ce cadre, pour parler librement de ces envies, sans être dans la vente, sans penser à sa carrière ou à protéger ses intérêts, puisqu’il s’agit à l’origine de projets inachevés. Mais le titre La Bibliothèque des projets non achevés ou simplement évoqués s’est finalement révélé beaucoup plus large.

 

Les interviews sont montrées dans leur intégralité, de 10 min. à plus d’une heure, cette liberté est-elle importante à vos yeux à l’heure où tout est formatépour la consommation rapide?

C. N.: C’est vraiment l’intention qui a motivé ce projet: cette envie de traiter de la non-performance. Couper ces interviews et les monter pour les rendre plus dynamiques n'aurait eu aucun sens pour nous. Si certains passages peuvent sembler moins intéressants, ils éclairent tout un pan du processus de création: le déchet notamment. Ce que l’on doit laisser en route, qu’on n’arrive pas à formuler pour transcrire sa pensée, son envie.

B. S.: Ne pas monter le film de ce portrait va dans le sens d’interroger la notion de résultat derrière ce projet-là: à quel moment trouve-t-on que c’est achevé, alors que nous ne cessons de travailler l’objet théâtral, même une fois que les représentations sont lancées?

 

Dans quelle mesure préparez-vous l’interview en amont?

B. S.: Au départ nous faisions remplir un petit questionnaire à chaque artiste, auquel certains ont préféré ne pas répondre, ce qui n’a en rien prétérité leur interview. Si nous nous plongeons dans le travail de la personne avant l’interview, nous ne la préparons pas vraiment, car il s’agit surtout d’une discussion autour d’une envie artistique.

 

Parler de ses projets en avance, ça porte la poisse, non? Comment invitez-vous les artistes à se livrer?

C. N.: Nous avons essentiellement compté sur la curiosité mutuelle. Certains ont évoqué cette peur de la cristallisation dans un échange qui est filmé. Il y a beaucoup de superstition, mais il y a aussi une tendance à garder les choses secrètes tant qu’il n’y a pas de contrat, de peur de se faire voler l’idée, ou qu'elle éclate en pleine verbalisation, ou encore que la réception fasse lever des doutes angoissants.

B. S.: Ce qui est paradoxal dans un domaine où on a besoin du collectif, de l’échange avec les autres pour arriver à réaliser une œuvre, mais du fait de la concurrence et de la raréfaction des subventions, chacun opte de plus en plus pour un parcours individuel, avec ses propres peurs et ses propres doutes. C’est peut-être en cela que cet échange-là peut faire du bien, et du lien. Car à la base de la création nous avons tous le même moteur: l’envie. Et ce que nous donnent à voir ces interviews filmées, ce sont des portraits qui mettent en exergue la manière dont chaque artiste a de s’organiser autour de son envie. Souvent, il abandonne le projet plus parce qu’il ne trouve pas l’angle d’attaque pour répondre à cette envie, que par manque de moyens.

 

 

Ont-ils tous un projet inachevé?

B. S.: Si certains disent qu’ils n’en ont pas, que ce soit vrai ou pour botter en touche, je les crois, car comment définir à partir de quel moment on parle de projet? Une définition que chacun interprète de manière vraiment personnelle. L’auteur et metteur en scène Guillaume Béguin par exemple, explique avec nostalgie comment une idée de départ a pu disparaître presque complètement lors de la réalisation d’un projet mené à son terme.

 

À travers toutes ces interviews, quels éléments vous ont-ils le plus touchés?

C. N.: C’est d’être présent à cet instant où l’on sent que la personne repart les yeux dans le vide à la recherche du sentiment qu’elle a eu au tout début dans sa réflexion, à l’endroit du cerveau qui crée l’envie, loin de la vente ou de la performance, dans cet espace intime et subtil qu’il est difficile de mettre en mots. C’est ce trajet-là qui nous intéresse particulièrement. D’ailleurs, pour sortir de la création au sein de l’art théâtral, nous allons faire une performance en direct avec un artiste plastique en mars prochain.

B. S.: C’est cette substance universelle, l’envie, cette nécessité qui relie les personnes qui participeront au projet, à son élaboration, et par extension au besoin d’art, de s’élever ou de se décaler par lui. Il y a aussi ce processus paradoxal qui fait que nous sommes forcément contradictoires et incohérents lorsqu’on parle d’un projet artistique qui nous tient à cœur. Quelque chose qu’il est difficile de rendre clair alors qu’elle n’en est qu’à son balbutiement. Un cheminement qui commence inévitablement par un brouillon.

 

Chaque dernier samedi du mois, des performances en direct plongent au cœur même de ces projets.

C. N.: À l’image des interviews filmées, nous reproduisons l’interview en direct dans un premier temps, suivie d’une partie performée par l’invité sur le projet qu’il vient d’évoquer. Une représentation que nous préparons avec l’artiste pour amener un peu de spectaculaire (sourires) pour qu’elle soit agréable aux spectateurs et qu’elle rende bien compte de son projet.

En ce qui concerne notre prochain rendez-vous en public, le 23 février avec Thibaud Croisy, artiste accueilli au Grütli durant la Bâtie l’automne dernier pour Témoignage d'un homme qui n'avait pas envie d'en castrer un autre, la soirée sera un peu différente puisque lors de l’interview filmée, il avait choisi de nous parler d’une pièce qui lui avait été commandée sur les aspects de la nouvelle peur du djihadisme, puis refusée une fois écrite.

B. S.: Suite à son interview nous lui avons proposé de venir performer une lecture de son texte dans son intégralité. Avec une petite surprise à la fin. Pour annoncer cette soirée, il a d’ailleurs écrit un petit texte que je vous livre: «Du moment qu’on ne se fait pas buter par des djihadistes devait être le titre de cette farce contemporaine, bête, méchante et surtout inutile, celle qui devait se jouer en plein dans la campagne présidentielle française de 2017 et dans laquelle il y avait tout: maîtresse de maison, amant, boniche et état islamiste d’intérieur.»

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

La Bibliothèque des projets non achevés ou simplement évoqués, une proposition de Céline Nidegger et Bastien Semenzato au découvrir au Grütli - centre de production et de diffusion des art vivants.

Prochaine performamce le samedi 23 février à 19h avec Thibaud Croisy
La Bibliothèque où les interviews filmées sont consultables est ouverte tous les jours et les soirs de spectacles.

Filtres