Liaisons amoureuses passées en thérapie
Au cœur d’une atmosphère fluide de bar lounge aux contours stylisés et floutés par la lumière, le metteur en scène et comédien Valentin Rossier remonte le cours fatal d’une enfilade de tableaux drôles et cruels. On y retrouve les premiers vertiges amoureux en neuf scènes déliées sur autant d’années. Palpitant comme un thriller doublé d’une plongée dans l’inconscient de couples à vif. Entretien.
Chez Harold Pinter, on a l’impression que beaucoup se joue entre les mots.
Valentin Rossier: Pour reprendre une formule demeurée célèbre, je dirais: «Que faire avec les mots sinon jouer avec?». L’intrigue compte effectivement moins que cette immersion dans les silences, les non-dits et l‘inconscient. C’est une pièce mélangée d’un point de vue chronologique. A rebours, la fin étant placée au début. Ce procédé permet une mise en résonance étrange et passionnante de la passion passée.
Entre réminiscences et regrets. Mais dans le même temps, on revient à l’éternel coup de foudre. Cette remontée du temps favorise une forme de connivence chez le spectateur, qui est mis au courant des trahisons. C’est la magnificence de la pièce.
A se demander si l’auteur a d’abord écrit les scènes de manière chronologique, pour mieux ensuite déconstruire leur écriture. On ne le saura jamais. Le rythme de la pièce se déroule sur neuf années et une heure quinze de plateau.
Entre chacun d’entre eux, il faut inventer une transition sous forme également de tableau composé de nappes musicales se déployant sur fond noir et un objet quotidien attaché à leurs rencontres et qui coule lentement. Cela permet d’indiquer scéniquement les différentes époques de l’histoire. Les scènes résonnent de quiproquos et secrets qui ne le sont pas réellement tant le public est au courant du dénouement de cette triangulation amoureuse classique - mari, épouse, amant. En tant que spectateur, l’on est complice du mensonge et des trahisons.
Pourquoi le pluriel du titre, Trahisons?
Au sein d’un milieu bourgeois aisé tournant autour du livre, de l’écriture et de l’édition, Il ne s’agit pas seulement de trahisons en amitié. Mais du fait que le mari savait tout de l’adultère de son épouse avec son meilleur ami depuis quatre ans. Ceci sans lui avoir jamais rien confié et réciproquement. Il y a donc une multitude de trahisons.
En grandissant, il arrive plutôt de perdre les odeurs, les sensations et les émotions ressenties et traversées à l’enfance. Au même titre, cette passion amoureuse s’effrite dans la mémoire. Les personnages ne font d’ailleurs qu’évoquer le passé, les réminiscences au fil des scènes.
A travers la mémoire qui se perd, c’est une partie de soi-même qui s’en va avec la passion. Ce qui m’a particulièrement touché? Ces coups de foudres qui disparaissent, ne devenant qu’un lointain et fugace souvenir. C’est une partie de soi qui meurt alors.
Le mensonge est à la fois impasse et solution transitoire dans la pièce.Oui. Il n’y a pas que le mensonge de l’amant notamment. Mais aussi la discrétion de la part d’Emma. Qui ne se confond pas nécessairement avec le mensonge, même si elle ne dit pas la vérité. Vu la disposition chronologique à contre-courant du récit, le public sait où les personnages mentent et à quel moment. C’est une manière originale de disséquer la fuite, la dissimulation plutôt que le mensonge. Au final, les personnages dissimulent plus qu’ils ne mentent.
Vous incarnez un agent littéraire, Jerry, au sein d’un univers livresque et artistique où l’on parle de récits.Il s’agit d’une critique sociale au scalpel de mœurs d’une certaine bourgeoisie. L’auteur parle d’un monde qu’il connaît intimement. Un microcosme intellectuel, où l’on réfléchit plutôt que d’agir tout en devant se méfier des mots chez Pinter dans l’interprétation d’un personnage.
Le texte alterne ainsi une phrase, un mot qui se situent dans la résonance, le silence avec des flux de paroles proches de monologues qui fusent. Ces jets de prose sont le reflet d’une pensée véloce. C’est jubilatoire à jouer car tout est inscrit chez Pinter: «un moment de silence», temps. Des silences où tout se joue. Le reste est mis en mouvement par les mots.
L’atmosphère est au clair-obscur tirant vers le sombre. Deux grands fauteuils en cuir nous ramènent à la psychanalyse sous forme d’échos. Très vite, les protagonistes de ces huis clos parlent d’eux-mêmes, de leurs relations pour se retrouver souvent face à face lovés dans ces fauteuils.
Il y a un mélange de dévoilement et d’obscurcissement chez les personnages.Oui. Se dévoiler toujours plus n’empêche en rien à l’obscur d’être toujours présent, par les silences parfois lourds. Et l’écoute aussi. Ainsi parler de soi et approfondir, analyser une relation double voire triple nous amène par les malentendus, les non-entendus et autres sous-entendus à l’inconscient et à la psychanalyse. Brouiller la chronologie favorise cet effet de dévoilement des situations de couples gardant toutefois leur part d’ombre.
L’une de vos lignes de force dans le jeu?Faire sentir qu’au fond ces personnages s’aiment. Tout devient ainsi plus doux, caressant. Pas de coups d’éclat. Mais l’acceptation, la compréhension parfois. Or le seul moyen de pas être pessimiste ici, c’est de raconter la fable à l’envers. Retrouver la source qu’est l’amour, la manière dont il a éclos.
Pour le jeu de l’acteur, il est passionnant de pouvoir demeurer stoïque en songeant fortement à ce qui s’est passé. On doit s’efforcer de ne pas vraiment jouer le présent. Mais plutôt le passé.
Propos recueillis par Bertrand TappoletTrahisons,
d’Harold Pinter
Du 11 janvier au 6 février au Théâtre du Crève-Cœur, Cologny
Valentin Rossier, mise en scène
Avec Mauro Bellucci, Camille Figuereo, Valentin Rossier
Informations, réservations:
https://lecrevecoeur.ch/spectacle/trahisons-2/