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Road story sur le Mississipi

Publié le 29.01.2016

 


Après Cinq jours en mars du Japonais Toshiki Okada, Yvan Rihs porte à la scène Les Aventures de Huckleberry Finn, roman phare de l’Américain Mark Twain écrit une dizaine d’années après la guerre de Sécession, où l’intimité du «je» se mêle à l’Histoire. Avec ses six comédiens, le metteur en scène genevois nous embarque dans les questionnements de l’auteur de Tom Sawyer, défiant la langue romanesque autant que le sens de l’héroïsme. Dans ce parcours accidenté le long du Mississipi, un jeune vagabond et un esclave tracent leur chemin d’apprentissage, entre fantasme et réalité. L’occasion d’aborder la question de l’esclavage et celui de l’humanité dans une quête sans fin où les deux protagonistes s’inventent sans cesse leur propre liberté. A voir au Théâtre du Loup à Genève du 30 janvier au 14 février.

 

 

Vous vous êtes plongé dans cette période charnière de l’histoire romanesque marquée par l’abolition de l’esclavage. Pourquoi ce choix?

Le premier attrait du roman de Mark Twain est qu’il colle à la réalité d’une période donnée: un moment charnière entre deux temps, l’esclavage et la guerre de Sécession. Il a été écrit une dizaine d’années après cette guerre, mais Mark Twain le situe avant, au tout début de la problématique sociale. Ce qui m’a intéressé, c’est que l’auteur aborde de front cette question, non au sens étroit du terme mais plutôt au sens large: toutes les formes d’esclavage dans les jeunes Etats-Unis, celles de la culture occidentale et celles de l’humanité entière. Il se lance à corps perdu dans l’analyse de cette réalité historique à travers des figures fictives mais empreintes de données très concrètes de son temps. Le personnage principal est un esclave de cette société-là, un jeune vagabond vivant en marge, que tout le monde essaie de posséder: une veuve lui met le grappin dessus pour le mettre aux normes, son père ivrogne entend le récupérer pour en tirer un profit matériel, et son camarade Tom Sawyer, héros du précédent livre de Mark Twain, le défie sur le plan de l’héroïsme romanesque. C’est un héros qui lutte pour la définition de ses propres aventures dans une remise en question de chaque instant. Et il s’y perdra comme Mark Twain lui-même. Pour résoudre son roman, l’auteur aura finalement l’illumination d’en faire une quête ou un roman sans fin, où il sera régulièrement question de vie et de mort.

 

Qui est donc Huckleberry Finn, jeune héros de Mark Twain?

Ce héros n’a pas d’âge. Il flotte précisément entre l’enfance et l’âge adulte, la vérité et le mensonge. Il est entre deux eaux. L’idée est de sortir du monde de l’enfance et de s’inventer son propre parcours de liberté. Mais il est tiraillé entre deux définitions du statut d’adulte. Un nouveau temps d’apprentissage s’invente pour lui, toujours dans le doute et la démesure. Ce qui est intéressant, c’est ce passage s’opérant d’un monde à l’autre, entre fantasme et réalité. Il est bientôt accompagné par un esclave, une victime de l’esclavage au sens historique du terme. Les deux personnages deviennent le miroir l’un de l’autre. Ils sont en même temps des frères ennemis et se lient dans une relation échappant à toute définition, inventant eux-mêmes leur propre réalité, s’étant l’un et l’autre arrachés des rôles qu’on leur faisait respectivement assumer jusqu’ici. Dans ce roman de formation, s’ouvre un chemin de connaissance infini à travers la relation à l’autre et leurs expériences vécues à travers leur parcours accidenté sur le Mississipi.

 

Comme dans votre dernière mise en scène, Cinq jours en mars du Japonais Toshiki Okada, vous avez été porté ici par la dynamique de ce récit fondateur de la modernité…

Je suis parti des mots de l’auteur et de son travail sur la langue puisque c’est ce qui m’a attiré en premier lieu. J’ai mis deux ans à retraduire moi-même l’œuvre en français. Avec ce roman, c’est la première fois que la langue américaine est mise sur le devant de la scène. Mark Twain a effectué un travail incroyable, utilisant une langue totalement mouvante, constituée de multiples dialectes du Sud. Le roman américain subissait à l’époque la référence des élégances du roman anglais, Walter Scott en tête. Mark Twain en avait lui aussi tiré profit, mais il en avait assez des mensonges de la littérature. Il a cherché à se remettre en cause.

 

 

Qu’est-ce que possède précisément ici l’écriture de Mark Twain?

Mark Twain vit à travers son roman une véritable expérience physique. La façon dont le narrateur interpelle le lecteur à la première personne, dans une mise en abyme du théâtre, est fascinante. Il a cherché à se remuer lui-même dans ce road story qui a marqué toute la culture américaine du 20ème siècle, le cinéma, la musique et la littérature, le courant de la Beat Generation, etc. Il démonte les clichés du roman et ses propres clichés en tant qu’auteur et citoyen. C’est aussi une façon de se confronter à ses contradictions. Il est un auteur double d’une certaine manière, détenant les clés de la technique littéraire tout en les déboulonnant systématiquement – il a été la première grande star de la littérature américaine, adulé et porté aux nues dans une perspective nationale. Ce pourquoi on l’a toujours redouté autant qu’estimé. On le fait lire dans les écoles et en même temps on le censure. Ce roman est une œuvre tapageuse qui exprime la mauvaise conscience des Etats-Unis. Comme toutes les grandes œuvres, elle nous illumine en mettant le doigt là où ça fait mal. Mark Twain fait d’ailleurs toujours débat aujourd’hui.

 

Au fond, la question de la liberté au cœur de l’œuvre pose la question de la liberté artistique, pour vous qui aimez aussi franchir les limites du point de vue formel…ce que vous faites avec vos six acteurs…

Le roman de Mark Twain possède un caractère profondément expérimental. Il y a cultivé un esprit créatif, sans reproduire les schémas où se situe l’humain. Mark Twain ne savait pas vraiment ce qu’il cherchait, comme Beckett et d’autres. Il a relu Cervantès, un de ses grands modèles. C’était aussi un lecteur forcené de Shakespeare. Il avait un goût prononcé pour le théâtre plutôt que pour le roman. Sa voie? Poursuivre coûte que coûte un travail de doute. Admettre les zones d’obscurité et les failles. Le théâtre est aussi ce moment d’une remise à plat.

 

Propos recueillis par Cécile Dalla Torre

 

Les Aventures de Huckleberry Finn, Part One, du 30 janvier au 14 février, Théâtre du Loup à Genève

Renseignements et renseignements au +41 (0)22 301 31 00 ou sur le site du théâtre www.theatreduloup.ch

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