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54 minutes pour vivre et mourir

Publié le 25.08.2020

 

De Profundis , à découvrir le 8 septembre au Poche, a connu une genèse hors du commun. Réalisée par Yvan Rihs comme une pièce radiophonique dans le cadre du Festival de la Bâtie, elle prend la forme d'une fable thriller et comédie panique. Elle conjugue un effondrement généralisé sous forme d’invasion de criquets à un ascenseur récalcitrant. A linstar d’une planète à l’obsolescence programmée sous pandémie, le transport vertical vaut-il encore le souci d’être réparé?

«De quel théâtre avons-nous besoin aujourd’hui?», s’interroge la dramaturge Magali Mougel. En état d’urgence, répondant non sans ironie à la commande, elle met au monde un burlesque tendre et désespéré. En imaginant des pensées métaphysiques et concrètes pour panser la Terre chez un personnage inspiré d’un enfant réellement décédé dans un accident de lift. La musicalité de la partition, les voix paradoxales, contradictoires au sein de plusieurs couples et d’un messager de l’au-delà sont ici engagées dans une mécanique aussi haletante qu’absurde. Dialogue avec le metteur en scène Yvan Rihs autour de ce qui ne renoncera jamais à s’incarner. Par toutes formes et voies.

 

Vous êtes à la mise en scène de deux fables d’effondrement en terre romande. De Profundis et, en fin de saison, la totalité des pièces du feuilleton théâtralVous êtes ici.

Yvan Rihs: Ces deux projets, imaginés bien avant la pandémie, nous mettent de façon troublante sur le seuil de la catastrophe. Par la définition résolument expérimentale de ces créations, les questions ne manquent pas de surgir sur le gril de la réalisation, symptomatiques de nos brûlantes interrogations actuelles: dans la pluralité des effondrements qui sont en cours, qu’est-ce qu’on fabrique encore là ensemble? Et comment notre «communauté humaine», si cela veut encore dire quelque chose, se conçoit-elle au-delà des crises, malgré la hantise du désastre?

 

 

Pièce en treize tableaux, De Profundis a connu une genèse singulière.

C’est d’abord le résultat d’une commande: Donnez-nous la pièce parfaite! Il s’agit d’un projet au long cours initié par l’équipe du Poche, afin de déstabiliser et questionner nos certitudes sur ce qu’on attend encore du théâtre, pour autant que ces attentes soient identifiables. Que le public nous dise ce qu’il veut, et nous on fera. Le fait de poser à la base les choses de cette manière a évidemment un effet comique et problématise d’emblée la notion de «production».
Mais, tout en s’amusant des contradictions de l’affaire, ça a été formulé comme un engagement très sérieux, notamment par la constitution d’un groupe magnifiquement actif de spectatrices.teurs commanditaires. Il a eu pour mission de définir les éléments constitutifs de l’oeuvre: l’intrigue, les ingrédients, mais aussi évidemment la finalité. Ce groupe a élu l’auteure et lui a demandé une pièce «en forme d’ascenseur». Magali Mougel leur a répondu De Profundis.

 

Quelle est sa perspective essentielle?

A mon sens, ce texte puissant dépasse et subvertit toutes les attentes. Soit une partition éblouissante, qui met en jeu le destin de l’humanité. En guise de pièce parfaite, la dramaturge nous plonge dans une monstrueuse histoire de dysfonctionnement, une mission impossible suspendue à l’éventualité d’un crash monumental. À nous maintenant de nous y essayer sur le plateau.

 

La création recèle une dimension musicale dans l’écriture à laquelle vous êtes sensible dans votre travail théâtral.

Dès la première lecture, la distributivité des voix et la trempe musicale de la pièce nous a sauté à la gorge et aux oreilles. Le processus de répétitions a débuté une semaine au plateau avant d’être interrompu par le confinement. Mais nous avons eu à coeur de continuer à distance l’exploration de ces arcanes sonores, jeu de collisions et de contrepoint qui nous a ravis. Et dans une forme de radiophonie qui m’a toujours passionnée.

 

De quelle manière traitez-vous la musique?

J’ai toujours abordé la musique de manière très physique et contrastée, afin de mettre sous tension l’imagination du spectateur. En l’occurrence, dans l’étape de travail qui s’est poursuivie par vidéo conférence avec la collaboration du compositeur Andrès Garcia, nous avons cherché à mettre en relief la trame sonore effective de l’histoire, en jouant particulièrement sur les paradoxes d’espace-temps induits par le texte.

 

Au plan scénaristique est convoqué un engin fort peu exploré sur scène à ce jour.

Oui. Un problème d’ascenseur, ça nous est tombé dessus... S’inspirant d’une histoire bien réelle ayant entraîné la mort d’un enfant, Magali Mougel s’y est attelée avec brio. Elle évoque le cas d’un réparateur ascensoriste qui, par compression des coûts dans certains quartiers peu rentables, n’a droit qu’à 54 minutes pour une intervention d’urgence sur un appareil défectueux. A l’instar des ravages touchant nos milieux habitables et du délitement traumatique de nos modes de vie, une mécanique fatale est mise à feu.

 

 

Comment l’œuvre est-elle construite?

La pièce comprend une structure apparemment unitaire avec, même si ce n’est pas explicitement indiqué, un prologue et un épilogue, comme dans la tragédie antique, un top chrono dans l’action, lorsque l’ascensoriste David débarque dans l’immeuble pour réparer l’engin, et un deus ex machina en forme d’apocalypse joyeuse. D’un certain point de vue, cette structure correspond aux vœux de proportions parfaites énoncées par Aristote en ce qui concerne la forme tragique.

 

Or, tout vient à se dérégler, se déliter.

Assurément. Ici rien ne se déroule comme prévu sur le plan dramatique. Plutôt que de faire avancer l’action, chaque séquence tente son décollage, navigue de façon imprévisible à différents étages, et aligne les situations suspendues à l’issue incertaine. Systématiquement ça tombe en panne, finit en crash ou dans l’obscurité des profondeurs – De Profundis.
L’ensemble se décline sur le registre du dysfonctionnement, alignant confusions et contradictions cauchemardesques. Le statut de héros repose sur les épaules de David l’ascensoriste, censé être le sauveur, mais il s’avère totalement dépassé. Cela met radicalement en question les notions de résistance et d’engagement mises en avant par les dix-neuf commanditaires comme élément primordial de la pièce parfaite, devenue pièce catastrophe féroce et brillante.

 

David est mis face à un dilemme…

C’est comme si tout se rejouait pour lui entre rêve et cauchemar dans cette vraie, belle et pas si improbable tragédie avec des accents comiques ravageurs. Cet ex-thésard reconverti en réparateur d’ascenseurs a droit à 54 minutes pour une intervention sur l’appareil en panne. S’agit-il ainsi de remettre en route comme il peut la mécanique de façon fatalement provisoire ou alors d’arrêter définitivement la machine? La course contre la montre se transforme en un terrible cas de conscience.
David est par ailleurs tiraillé entre le fait d’honorer le rôti de veau agendé chez son beau-père sous le rappel constant de sa compagne, Elena, et celui de réaliser sa réparation pressante. Il est aussi accaparé par l’enfant, Ohmane.

 



















 

 

Parlez-nous de cet enfant entre deux mondes…

C’est une voix à part, un personnage sacrifié à l’avance, déjà hors-jeu d’une certaine manière sur le plan de l’action. Il prend par contre le temps de la parole, avec la conviction tranquille du fait que tout va bientôt se terminer, que c’est bientôt la fin de notre planète. Une voix enfantine dont la lucidité est à fleur de peau. Pendant ce temps, l’une de ses deux mères l’appelle pour aller en commissions. C’est vertigineux.


 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

 

DE PROFUNDIS - La pièce parfaite, un spectacle de Magali Mougel et Yvan Rihs à découvrir le 8 septembre 2020 au Théâtre Le Poche, Genève, dans le cadre de La Bâtie

Informations, réservations
www.batie.ch

Avec Alexandra Marcos, Jacques Michel, Isabela de Moraes Evangelista, Adrien Zumthor

Photo Yvan Rihs © Cédrinne Vergain

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