Social Tw. Fb.
Article

A l’Opéra des Nations, Carmen entre ombre et lumière

Publié le 10.09.2018

 

Carmen lance la saison du Grand Théâtre de Genève, du 10 au 27 septembre à l’Opéra des Nations. C’est l’un des plus grands succès du répertoire, avec des airs de légendes – L’amour est un oiseau rebelle–, un opéra synonyme de fête. C’est faire abstraction du drame qui s’y joue et de la volonté de l’auteur de passer constamment de l’un à l’autre. La tension entre ces deux mondes est au centre des préoccupations de la scénographe Reinhild Hoffmann, qui met en scène, après le ballet Callas l’année dernière, un deuxième mythe féminin à Genève.

Daniel Dollé, dramaturge et conseiller artistique du Grand Théâtre insiste sur cette volonté de révéler ces tensions au plus proche des personnages, et raconte les audaces de Bizet et la naissance scandaleuse de Carmen, dans le Paris de 1875. L’opéra est aujourd’hui parmi les plus joués au monde, mais le soir de la première, la majorité des spectateurs avaient quitté la salle avant le dernier acte.

 

On se prépare aujourd’hui à aller voir et entendre Carmen comme l’on se rend à une fête. Mais cela n’a pas toujours été le cas.

L’opéra a connu assez rapidement un très grand succès. Mais Bizet, mort trois mois après une première cauchemardesque, n’en a jamais rien vu. Il faut comprendre qu’en 1875, le souvenir de la défaite de Sedan est encore très présent. Paris n’a pas envie d’entendre parler de dysfonctionnements militaires, et encore moins de déserteurs. Or, officiers, contrebandiers ou bohémiens, les personnages de l’opéra sont tous des marginaux. Ajoutez à cela les frustrés du texte de Mérimée, beaucoup plus sulfureux, un lieu où les familles se rencontrent pour discuter et évoquer le mariage de leurs enfants, et vous obtenez une salle qui se vide progressivement, au fil des actes.

 

Qu’est-ce qui singularise, à l’époque, la démarche de Bizet?

Avec Faust, Gounod a déjà apporté de la modernité à l’opéra français. Mais Bizet va plus loin, par exemple dans son approche chromatique. Avec Carmen, il démontre qu’il a assimilé la logique wagnérienne, notamment avec le thème du destin. Comme les romantiques, son regard se porte ici évidemment vers les pays du sud de l’Europe – «Connais-tu le pays où fleurit l’oranger?»! Assez rapidement, des philosophes se sont intéressés à l’œuvre. Nietsche, par exemple, qui a été soupçonné d’en avoir surtout marre de Wagner! Mais il avait compris l’intérêt de la confrontation entre les cultures germaniques et latines, et le besoin de laisser les brumes nordiques pour se diriger vers la lumière. Par la suite, on a beaucoup parlé du chiffre trois. Bizet meurt trois mois après la première, alors que dans le spectacle, trois cartes sont tirées, et la troisième est la mort. Mais c’est Bizet-l’artiste et son fort caractère qui ont fait de Carmen un mythe. Il a refusé les sujets qui lui étaient proposés, pour imposer celui-ci. Et le réalise contre l’opinion d’un des deux directeurs de l’Opéra Comique de Paris et contre la chanteuse, qui commence par refuser l’air d’entrée, aujourd’hui l’un des plus connus…

 

 

La scénographe Reinhild Hoffmann dit son admiration devant la manière dont cet opéra va et revient entre joie et drame.

Cette opposition entre la légèreté et le drame se manifeste dès l’ouverture, et devient permanente. Elle cristallise la tension entre deux visions du monde. On présente souvent Carmen comme une femme libérée, mais pour moi, et c’est très différent, elle est libre. Elle veut aimer, alors que Don José veut la posséder. Il lui dit qu’elle est le diable, elle peut aussi avoir un côté virginal. Le génie de Bizet se manifeste dans ces contrastes et ces tensions, par exemple lorsque Carmen meurt devant l’arène alors qu’à l’intérieur résonnent les vivats qui saluent la mise à mort du taureau.

 

On présente Reinhild Hoffmann comme une chorégraphe. Mais elle a déjà monté de nombreux opéras.

Et des plus grands, comme Lohengrin ou Iphigénie en Tauride. Le monde de l’opéra est présent dans son travail de chorégraphe, mais il ne faut pas chercher un regard spécifique de danseuse dans sa mise en scène – elle vient du Tanztheater! Pour Carmen, et pour en avoir beaucoup discuté avec elle, ce qui l’intéresse est toujours de transcrire cette tension dont nous venons de parler. Et donc de focaliser sur les personnages. Cela l’a amené à imaginer la scénographie, et donc un décor noir et abstrait – on ne peut pas faire plus neutre! Elle ne voulait pas de paysage de montagne ou de décor de taverne, elle a décidé de tout faire avec des tables. Et pour mieux saisir encore les tensions entre les moments lumineux et les moments sombres, elle a eu cette belle idée de recouvrir le sol de paillettes noires et argentées. Cela a l’apparence du sable des pays chauds, mais noir. Elle arrive à rendre le clair-obscur de Carmen avec des confettis!

 

 

A l'approche de la première, êtes-vous serein, en tant que dramaturge de l’Opéra des Nations? Et tout d’abord, quelle est cette mission de «dramaturge»?

Je crois que je suis le garant, responsable de l’état d’esprit, j’essaie de maintenir des équilibres. Je parle avec les uns et les autres, je suis les répétitions. Si quelque chose me semble ne pas aller aussi bien qu’attendu, j’en parle discrètement avec le metteur en scène, le chef d’orchestre ou les interprètes. Quant à ma tranquillité, si nous fabriquions des montres, je serais très serein. Mais nous travaillons avec un matériau humain, des gens qui ont des sentiments, et des caractères différents. Donc, tant que le public n’a pas rendu son verdict, je suis dans l’inconfort. Mais c’est le contraire qui serait inquiétant!

 

Propos recueillis par Vincent Borcard

 

Carmen, de Georges Bizet est à voir à l’Opéra des Nations du 10 au 27 septembre 2018. Renseignements et réservations au + 41.22.322.50.50 ou sur le site www.geneveopera.ch

Direction musicale: John Fiore
Mise en scène et scénographie: Reinhild Hoffmann
Avec Ekaterina Sergeeva / Héloïse Mas (Carmen), Sébastien Guèze / Sergej Khomov (Don José), Ildebrando D’Arcangelo (Escamillo)
Orchestre de la Suisse Romande
Chœur du Grand Théâtre de Genève, direction Alan Woodbridge

Filtres