Publié le 11.12.2025
Assister à Antigone à la nuit, c’est se laisser happer par une évidence oubliée. Celle de la conteuse, seule sous un arbre, face à l’assistance au crépuscule avant la nuit de l’humanité. Un spectacle proposé Place Bela Bartok (devant la Maison des Arts du Grütli) le 14 décembre 2025, puis au cœur de parcs genevois jusqu’au 19 avril 2026.
Epousant cette simplicité archaïque, la comédienne Françoise Boillat fait de la tragédie de Sophocle une histoire murmurée dans la pénombre d’une nature redécouverte.
Dans ce face-à-face avec les éléments, la tragédie se dépouille de toute solennité pour redevenir un récit vibrant, charnel.
L’artiste incarne à elle seule tous les rôles. Au gré d’un déplacement, d’une modulation de la voix, elle fait vivre l’intransigeance d’Antigone, puis l’aveuglement du souverain Créon.
Mais aussi Ismène la prudente et Tirésias le prophète. Cette condensation vertigineuse n’est pas un tour de force, mais un resserrement dramaturgique essentiel. Les paroles résonnent alors sinistrement avec les fractures de notre présent, de l’Ukraine à Gaza.
Ce n’est plus la cité de Thèbes qui est malade, c’est notre monde.
La pièce révèle combien la rebelle et le tyran sont les deux faces d’une même obstination, s’engendrant mutuellement dans un duel qui les mène à l’abîme. Le spectacle, porté par la musique discrète et organique d’elie zoe, creuse ainsi la faille intime de ce conflit éternel: entre la loi des hommes et celle du cœur, entre l’ordre et la justice, entre le «oui» de la soumission et le «non» au nom des liens du sang notamment.
Entretien avec Guillaume Béguin, qui met en scène le spectacle aux côtés de Francoise Boillat.
Comment ce geste dramaturgique s’est-il développé?
Guillaume Béguin: C’est Françoise Boillat qui l’a initié, après une longue recherche autour de la désobéissance civile. Un premier élément m’a immédiatement intéressé. La première touche à l’histoire même du théâtre.
On dit souvent que Sophocle est le premier à avoir fait dialoguer plusieurs personnages avec le chœur. Avec lui, les personnages commencent à s’adresser les uns aux autres, à se contredire, à se répondre: on voit presque la naissance du théâtre moderne.
Et pourtant, il reste dans son écriture quelque chose de très ancien, de très simple: ce conteur ici conteuse solitaire qui, avant les amphithéâtres, récitait sous un arbre. Cette économie-là — quelqu’un, un arbre, une histoire — nous a beaucoup plu.
D’où le choix de garder cet arbre comme unique décor: un clin d’œil aux origines, à cette forme nue qui précède les dispositifs monumentaux des tragédies.
Oui. Il existe une le lien extrêmement fort entre Créon et Antigone. Ils sont les deux faces d’un même bloc. Leur obstination les fabrique mutuellement: Antigone ne deviendrait pas cette figure presque amoureuse du cadavre de son frère sans la violence de Créon.
De son côté, Créon, jeune chef politique quelque peu dépassé par sa charge, n’existerait pas comme tyran sans quelqu’un pour lui résister. Leur fanatisme réciproque les pousse chacun au bout de leur logique et les détruit ensemble. Il y a là, malgré tout, quelque chose de puissant, une tension qui ne cesse de me frapper.
C’est vrai que ce personnage est traversé d’aspects plus ambivalents voire violents. Mais sa situation est si absurde qu’on ne peut pas entièrement lui reprocher ses excès.
Quand un pouvoir politique produit une absurdité aussi violente que celle de Créon — laisser pourrir le corps d’un être humain, le livrer aux chiens — alors forcément, les gestes qui s’y opposent deviennent eux aussi extrêmes. Peut-on répondre à l’absurde avec de la modération?
Elle pourrait certes demander pardon, profiter de sa position de nièce du roi. Créon l’épargnerait probablement. Mais Antigine choisit d’aller au bout. D’abord pas fidélité à une lignée dont elle porte le poids: Œdipe, Jocaste, Laïos… Si l’on remonte, il n’y a que crimes, violences et destins fracassés.
Antigone arrive au bout de cette chaîne. Elle est l’ultime maillon d’une histoire qui n’aurait jamais pu bien finir.
On peut voir dans sa détermination une manière de clore ce cycle: elle entre dans la mort comme on ferme une porte derrière soi.
Si l’on transposait la pièce aujourd’hui, on pourrait suggérer qu’elle aurait besoin de psychanalyse, de temps, de réparation. Ça n’existait pas. Alors elle choisit la mort comme un acte de cohérence intérieure.
C’est la seule qui reste à la fin, la seule dont on ignore le destin. C’est très beau, en fait laissant une énigme, un blanc. Cela montre aussi que tout n’est pas polarisé entre la radicalité d’Antigone et la dureté de Créon.
De fait, il existe un espace intermédiaire, plus fragile, celui d’Ismène. Et je crois qu’on l’oublie trop souvent.
Françoise Boillat a une longue histoire artistique avec elie zoe. C’est la troisième tragédie qu’elle porté et monté. D’abord Andromaque, ensuite Médée, et maintenant Antigone. Dans les deux premiers projets, Elie était physiquement présent jouant en direct, presque un personnage sur scène.
Pour cette version d’Antigone, elie zoe prend en charge certains chœurs. Chez Sophocle, ils relient les événements humains à quelque chose de plus vaste. On a sélectionné plusieurs de ces passages, et l’artiste a choisi ceux qui le touchaient le plus pour en faire des chansons.
J’aime que la musique surgisse comme une nappe intérieure, une veine qui traverse la pièce sans jamais l’habiller.
C’est dans son dernier monologue que Tirésias me bouleverse le plus. Il dit quelque chose de très simple: si l’on laisse pourrir la mort, elle reviendra nous dévorer. C’est exactement ce qui arrive dans Antigone. Et ce que nous vivons encore aujourd’hui.
Alors oui, Tirésias, c’est la sagesse perdue. C’est ce murmure qu’on n’écoute pas parce qu’il nous dérange. Dans le spectacle, Françoise Boillat l’incarne sans artifice. Comme une voix qui surgit du même corps que les autres personnages. Cela rend son avertissement encore plus proche de nous.
Les déplacements sont rares, oui, mais pas par dogme. C’est aussi lié au dispositif: un arbre, un espace réduit, une comédienne qui porte tout.
On pourrait l’imaginer courir autour, occuper tout le terrain, mais ce n’est pas le propos. Le texte est si dense, si riche, que le moindre mouvement en trop détournerait l’attention.
Et puis, le solo crée un effet très fort: il creuse la solitude d’Antigone, mais aussi celle de Créon. Le fait que tout passe par un seul corps enferme les personnages dans une sorte de cage intérieure. Il n’y a personne vers qui se tourner, personne qui puisse réellement leur répondre, même si les voix s’entrechoquent.
L’économie des gestes devient alors une manière de dire cette solitude. Ce théâtre-là, vertical et concentré, correspond aussi à ce que raconte la pièce: deux êtres qui se dressent chacun sur leur vérité, qui refusent de plier. La forme rejoint le sens.
À mes yeux, la joie est bien une forme de résistance. Et c’est une idée qui peut sembler paradoxale quand on parle de tragédie avec Sophocle, mais qui ne l’est pas tant que ça. La tragédie, bien sûr, raconte des choses affreuses. Mais elle nous met face à quelque chose de très vivant. Elle nous pousse à agir, à sortir du fatalisme.
Quand j’entends le dernier monologue de Tirésias, par exemple, je me sens plus vivant. Pas écrasé — au contraire. Je me sens rappelé à l’ordre du monde, à l’urgence d’agir, de dire «ça suffit». C’est une forme de joie de lucidité, de mobilisation.
C’est cette joie-là qu’on veut défendre. Une joie politique, presque. Celle qui met en mouvement, rend les choses possibles. Une joie qui dit: on peut encore faire quelque chose, même à l’intérieur du pire. Alors oui, c’est ambitieux, parfois un peu fragile, mais c’est un horizon qui nous guide depuis longtemps.