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Antigone: une antihéroïne au Théâtre des Marionnettes de Genève

Publié le 14.09.2018

 

«La ville de Thèbes s’apprête à célébrer les noces d’Antigone et de Hémon. Dans les airs, Boss, le chef des vautours, jubile: la dépouille d’un jeune prince gisant devant les remparts fera un fabuleux festin pour le mariage de sa fille Nekhbet au Capitaine Vautard.» Isabelle Matter inaugure la saison 2018/19 du Théâtre des Marionnettes de Genève avec Un Os à la Noce du 18 au 30 septembre, une pièce d’après Antigone de Sophocle qu’elle a adaptée en 2008 pour le jeune public dès huit ans, avec la complicité de Domenico Carli pour l’écriture.

La directrice du TMG, fervente des textes classiques (Donne-moi sept jours(2013), inspiré de différents récits de la cosmogonie antique, et Si je rêve (2015), libre adaptation de La vie est un songe de Calderon de la Barca), cherche à transmettre les messages que les textes ancestraux délivrent, arguant que: «À l’heure où les enfants sont infantilisés par des histoires cotonneuses, où la recrudescence des extrémismes est de plus en plus sensible, où les raisons s’affrontent dans de sanglantes batailles, où les dialogues se figent dans des certitudes, la thématique d’Antigone semble, plus que jamais, contemporaine.»

 

Un Os à la Noce est une pièce que vous avez coécrite avec Domenico Carli. Quel a été votre approche pour travailler ce texte à quatre mains?

Lorsque nous avons décidé de faire cette adaptation, deux choses étaient très claires: nous avions ce besoin de transmettre ce texte mythique à un jeune public et de le mettre à distance à l’aide de la marionnette. Après avoir gardé le squelette du texte de Sophocle, nous avons écrit le synopsis dans un flux presque organique allant de l’un à l’autre, au point qu’à présent on ne sait plus à qui attribuer certains passages.

Les mythes sont des récits fondateurs de l’humain et se révèlent à chaque fois de merveilleuses boîtes à outils pour nous aider à mieux penser et se comprendre soi-même et les uns les autres.

 

Quel rôle tient la marionnette dans la création du texte?

C’est elle qui amène la distance nécessaire à la compréhension. Elle est pensée dès le départ. Par exemple, en ajoutant au récit de Sophocle un groupe de vautours qui regardent la scène de haut, s’offre un autre point de vue: alors que les hommes sont offusqués qu’on laisse un corps sans sépulture, pour les vautours, c’est un festin en perspective qu’un recouvrement de terre viendrait gâcher. Ces volatiles amènent aussi un côté plus burlesque avec leurs caractères expressifs et leur gouaille. Ce sont des marionnettes de table permettant une manipulation très vive, très proche du texte. Or les personnages-clés de la pièce de Sophocle (Antigone, Créon, Ismène, Hémon, le soldat) sont beaucoup plus formels, comme leur langage, c’est pourquoi nous avons choisi de les représenter par des marionnettes lumineuses d’une hauteur d’un mètre environ, manipulées par un contrôle derrière la tête et les bras, plus éthérées, comme revenues du passé.

Les quatre manipulateurs agissent à vue et sont donc présents en tant que tels, jouant aussi le rôle du chœur dans la tragédie. En tenue de garçon de salle, ils servent la pièce sur un plateau, telle une métaphore culinaire de la tragédie: un plat qui se transmet et se déguste à travers les époques, toujours avec le même goût. Les marionnettes sont comme des éléments de ces plats qu’ils nous présentent d’abord en entrée, puis en plat de résistance. Ils vous délivreront même leurs recettes!

 

 

Un Os à la Noce s’adresse aux enfants dès huit ans, pourquoi cet âge-là?

Je suis une vraie fan d’Antigone, depuis que j’ai lu cette histoire lorsque j’avais 17 ans. C’est un personnage qu’on associe facilement à l’adolescence avec sa révolte de jeunesse, ce côté absolu et total dans l’engagement pour des valeurs propres, des croyances ou d’autres choses plutôt radicales. Pourtant je ne suis pas sûre que lorsque les jeunes sont plongés dans cette adolescence, ils aient la distance pour entendre un texte comme celui-ci.

Dans Antigone, c’est la dualité des valeurs qui est mise en avant, à travers des personnages qui vont faire le choix de respecter soit une norme collective, soit leurs croyances propres, des choix déjà présents chez l’enfant, alors pourquoi ne pas planter des jalons par une invitation à la réflexion, à l’esprit critique et au débat?

 

De nombreuses représentations sont d’ailleurs organisées pour les scolaires. Le corps enseignant est-il réceptif à cette invitation?

Oui, et nous accordons d’ailleurs la plus grande attention à les aider à préparer leurs élèves en leur proposant un dossier pédagogique en amont. Nous consacrons également dix minutes à la fin des représentations afin que les élèves puissent échanger en direct avec les comédiens pour laisser sortir leurs premières questions à chaud.

A Genève, la mythologie grecque est très bien perçue, surtout depuis que le psychopédagogue Serge Boimare s’est appuyé sur ces récits fondateurs pour aider les enfants en échec scolaire, à travers son livre L’enfant et la peur d’apprendre. Il a utilisé la force de ces textes pour les toucher, car s’ils semblent éloignés du monde réel, leur structure et les sentiments vécus par les protagonistes leur rappellent toujours des choses connues.

 

C’est une pièce que vous aviez montée aux TMG en 2008, pourquoi avoir choisi de la reprendre en ouverture de saison une décennie plus tard?

C’est un spectacle que nous avons adoré faire et qui a été particulièrement bien reçu par le public. Et lorsque j’ai commencé à monter cette saison, je me suis rendu compte que de nombreux spectacles touchaient au thème de la résistance, questionnant la désobéissance, les normes, la contrainte, tout ce qui éteint la personnalité de l’enfant. J’avais envie de voir en ouverture cette Antigone, figure de la résistance dans l’imaginaire, sous un jour différent. Nullement traitée comme une héroïne, nous avons choisi de ramener cette figure d’Antigone à ce qu’elle est, une voix dans un débat qui amène à la réflexion et non pas comme «la gentille» qui s’oppose au mal. Cette pièce fait état de ce qu’il se passe quand deux opinions se confrontent. On montre leur promiscuité, l’une et l’autre se défendent. Car le vieux Créon n’est pas juste un homme ignoble, il essaie de sortir sa ville du chaos de cette guerre fratricide, de lui donner une identité et d’y recréer quelque chose de positif.

 

Que change-t-on 10 ans après?

Le côté formel était beaucoup plus tendu à sa création. A présent il y a beaucoup plus d’adresse au public par l’entremise des manipulateurs. Globalement, la pièce est moins chorégraphique à certains endroits, ce qui nous a amené à retravailler les manipulations. J’ai également créé un zoom sur le personnage d’Antigone que nous présentions comme une héroïne un peu rigide, la rendant, au même titre que le personnage de Créon dans cette version, plus attachante, plus sensible, plus humaine.

La question de la désobéissance civile reste extrêmement actuelle quand par exemple, aujourd’hui, on arrête des gens qui sauvent des migrants en pleine mer ou dans les montagnes, et qu’on les inculpe sous le coup de la loi de soutien à l’immigration clandestine. C’est ce que ce spectacle questionne. J’aimerais que les jeunes restent attentifs à demeurer dans le débat qui est la force d’une démocratie et de ne pas aller dans des extrêmes qui verrouillent tout et empêchent l’humanité d’une société.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

Un Os à la Noce, une pièce d’après Antigone de Sophocle mise en scène par Isabelle Matter, à découvrir en famille dès 8 ans au Théâtre des Marionnettes de Genève du 18 au 30 septembre 2018.

Renseignements et réservations au +41.22.807.31.07 ou sur le site du théâtre www.marionettes.ch

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