Au cœur du Grand Nord Inuit méconnu
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À découvrir en création au Théâtre de la Parfumerie (Genève), du 18 février au 9 mars.
Inspirée par ses trois voyages à Iglulik, dans le Nunavut canadien, la circassienne Jessica Arpin et son équipe artistique - Xabi Eliçagaray, Jade Morin et Mauro Paganini - nous embarque dans une odyssée scénique où l'humour et la réflexion s'entrelacent.
Sous la mise en scène de Frédéric Blin, cette exploration artistique dépoussière les images d'Épinal de l'Arctique et des Inuit, tout en questionnant notre rapport aux terres lointaines et aux populations autochtones.
Entre rencontres inattendues et désillusions, une conférence illustrée devient le prisme d'une réflexion sur la colonisation, les clichés occidentaux et la résilience du peuple Inuit face aux bouleversements climatiques et historiques.
À la sortie du spectacle, une exposition au Grand-Café de la Parfumerie prolonge l'expérience avec de nombreuses musiques et chansons, des objets, des photographies et des témoignages rapportés d'Iglulik, offrant un regard intime et documenté sur ces territoires du bout du monde.
Une invitation à briser la glace et à découvrir l'Arctique autrement.
Entretien avec Jessica Arpin, la cheville ouvrière de Siku.
Comment est né ce spectacle?
Jessica Arpin: J’ai effectué trois voyages au Nunavut. En novembre 2007, lorsque la Compagnie Artcirq, fondée par mon collègue circassien Guillaume Saladin, me convia pour donner des cours de cirque et de yoga. Ensuite en août 2011 et enfin en avril 2022.
J’ai rencontré notamment Bernard Saladin d'Anglure, un spécialiste du chamanisme et des rites de passage chez les Inuit du Nunavik (Nord du Québec) et de la Province du Nunavut.
Il s’agit ici de partager l’Arctique qui se sont affirmées à travers mon regard et mon expérience en lien étroit avec le réseau culturel local que j’ai pu développer.
Dans l’univers circassien, Guillaume Saladin est porteur et spécialiste du main à main. Une discipline où une personne en porte une autre par les paumes. Cet artiste a apporté à Iglulik dans le Nunavut une manière de respiration et de soupape à destination des jeunes.
Ceci pour mieux résister à la rudesse de la vie sous des températures glaciales.
Par cette pratique du cirque, se développe un partage acrobatique et athlétique permettant de favoriser chez les jeunes Inuit, femmes et hommes, une confiance mutuelle et en soi.
Le taux de suicide étant élevé chez les Inuit, du fait notamment de la colonisation récente, le but du projet d'Artcirq est de leur donner des moyens d'expressions artistiques pour lutter contre leur mal-être.
Siku s’inscrit dans une démarche profondément respectueuse et sensible à la culture de l’autre.
À travers un langage scénique unique, mêlant arts circassiens, théâtre et musique, ce spectacle nous invite à découvrir un fragment du Grand Nord, son froid intense, la richesse de la culture Inuit, mais aussi les réalités souvent difficiles auxquelles font face ses habitants.
Que l’on songe au colonialisme, aux séquelles des écoles résidentielles et aux bouleversements climatiques. En conséquence, la disparition progressive de la glace et du permafrost devient un danger pour les Inuit.
Autant de défis que nous souhaitons mieux faire connaître.
Voici une occasion rare de s’ouvrir à un monde lointain, mais si proche par les émotions qu’il suscite. Il me tient aussi à cœur d’interroger avec humour et ludisme ce qui est préconstruit culturellement. La volonté est d’interroger le regard que l’on porte sur des communautés et des modes de vie dans l’Arctique.
Le spectacle est une conférence illustrée critiquant notamment les explorateurs tout en sensibilisant à la culture et au monde des Inuit. L’exposition à La Parfumerie comprend entre autres des courts métrages, de la musique traditionnelle et du rap et du rock des Inuit. L’idée est d’allier les connaissances de l’histoire et les modes de vie des Inuit tout en favorisant l’empathie envers la culture Inuit.
J’ai étroitement collaboré avec Terry Uyarak. Co-fondateur d’Artcirq, chanteur, chasseur, il m’a raconté parmi d’autres l’histoire de l’expédition Franklin.
Lady Franklin est l’épouse de Sir John Franklin partie dans l’une des équipes de sauvetage de l’expédition Franklin (1845-1846), l’une des plus grandes tragédies de l’exploration de l’Arctique.
Toutefois, cette mission s’achève en désastre: Franklin et ses 128 hommes ont tous péri, piégés par les glaces et décimés par la faim, le froid et le scorbut.
Les Inuits avaient pourtant indiqué l’emplacement possible de l’expédition. Les Sauveteurs blancs ne les ont pas crus.
En Inuktitut, la langue des Inuit, les habitants natifs, Nuna signifie terre, et Vut, notre. Un être humain est un Inuk. Des hommes sont des Inuit.
C’est ce que Siku fait passer sur un mode résolument ludique, documenté et acrobatique tout en restant proche des réalités de l’Arctique et de ses peuples autochtones.
Tanya Tagaq, une artiste inuite multidisciplinaire.
Cette interprète de chant de gorge originaire de de Iqaluktuutiaq (Cambridge Bay au Nunavut) a collaboré avec Björk (Album Medulla) et le Kronos Quartet. Elle est activiste pour les droits des Inuits et a reçu le Prix du meilleur album canadien pour Animis (2014).
Elle a sorti Retribution (2016) constitué de chansons bouleversantes sur le viol des femmes et des terres.
Elle est aussi romancière. Split Tooth (Croc brisé, 2019) est ainsi le récit d’une jeune femme enceinte dans les années 70.
Elle trouve de la magie dans le monde malgré la violence et l'alcoolisme qui marquent sa communauté. Vous la (re) découvrirez dans Siku.
Oui. Après la Seconde Guerre Mondiale, Américains, Canadiens et Russes ont voulu s’approprier le Pôle Nord.
À ce titre, les Canadiens ont déplacé dans les années 50 des Inuits qui ont été instrumentalisées dans l'Arctique. Ceci en les convainquant qu'il s'agissait d'une occasion de renouer avec leurs traditions ancestrales.
Jusque dans les années 90, les enfants autochtones de ces Inuits ont été placés de force dans des écoles résidentielles la plupart du temps religieuses. Ces enfants ne pouvaient parler leur langue, l’Inuktitut, et la plupart ont été violés **.
Il existe aussi des contre-exemples comme une école de ce type à Churchill (Province de Manitoba, Canada). Elle est administrée par des personnes bienveillantes. Leurs anciens pensionnaires âgés aujourd’hui de 70-80 ans sont parfois devenus des politiciens influents favorables au développement du Nunavut.
Il y a un épisode dans les années 1950 à 1970 peu connu par les Canadiens eux-mêmes.
Selon les estimations, 20 à 30 000 chiens de traineau ont été abattus par la Gendarmerie royale du Canada et d’autres agents de l’État.
Officiellement, les autorités justifiaient ces abattages pour des raisons de sécurité publique ou des maladies (la rage).
Mais la vraie raison est tout autre. Celle de favoriser la sédentarisation des populations autochtones dans le Nunavut.
Cette élimination des chiens a eu un impact sérieux sur les Inuits. Elle les a privés de leur principal moyen de transport, mais aussi d’un élément fondamental de leur culture et de leur autonomie.
Pour posséder une motoneige permettant de se déplacer et chasser, il faut de l’argent et pour en gagner dans ces circonstances, comment faire.
Les actions récentes de Greenpeace notamment contre la surpêche et le chalutage en eaux profondes en Norvège ou certaines plateformes pétrolières sont à saluer.
Mais dans les années 1970 et 1980, l'organisation a mené des campagnes médiatiques contre la chasse commerciale aux phoques, mettant en avant des images terribles de bébés phoques au pelage blanc abattus pour leur fourrure.
Or, les interdictions commerciales ont durement touché les communautés autochtones, réduisant considérablement leurs revenus si essentiels à leur survie économique et culturelle.
Cela sans distinction entre chasse commerciale et chasse de subsistance pratiquée par les peuples autochtones.
Face aux critiques, Greenpeace a reconnu, mais après des décennies, que sa campagne avait eu des effets néfastes sur les Inuit et a présenté des excuses en 2014.
L’ONG a prétendu qu’elle n’avait jamais ciblé la chasse traditionnelle des autochtones, mais plutôt l’industrie commerciale.
Toutefois, pour de nombreuses communautés du Nord, le mal était déjà fait: leur économie avait été irrémédiablement affaiblie et leur image ternie aux yeux du monde. Je conseille ici la vision du film Angry Inuk (Inuk en colère). **
Siku
Du 18 février au 9 mars 2025 à La Parfumerie
Tous publics, dès 6 ans
Frédéric Blin, mise en scène et écriture
Jessica Arpin, direction artistique
Avec Jessica Arpin, Xabi Eliçagaray, Jade Morin, Mauro Paganini
Informations et réservations:
https://www.laparfumerie.ch/evenements/liste/?tribe-bar-date=2025-02-01&tribe-bar-search=siku
* «Jusqu’en 1996, le pays a arraché à leurs familles des enfants amérindiens pour les conduire dans des institutions religieuses. Beaucoup y ont subi des violences, y compris sexuelles, 6 000 en sont morts», mentionne Le Monde.
Cet outil d’assimilation des Autochtones a été jugé comme «pièce maîtresse de leur génocide culturel», selon la Commission de vérité et réconciliation du Canada en 2015. Lire aussi,
https://atlasdespeuplesautochtonesducanada.ca/article/l%25E2%2580%258Ahistoire-des-pensionnats-indiens-du-canada/
ndr.
** Signé Alethea Arnaquq-Baril originaire d’Iqaluit, la capitale et plus grande ville du Nunavut, ce documentaire Inuit nuancé et remarquable sorti en 2018 est important. Il participe à renouveler le regard sur la situation des Inuits. Il est visible en intégralité sur YouTube.
https://www.youtube.com/watch?v=8zAc4QTPJMY
La réalisatrice témoigne de manière détaillée de son film dans un entretien présent sur Le blog documentaire.
https://leblogdocumentaire.fr/angry-inuk-documentaire-inuit-dalethea-arnaquq-baril-decentrer-regards/
Le spectacle Siku s’inscrit dans le même esprit de «décentrer la vision» portée sur celles et ceux qui sont encore aujourd’hui les gardiennes et les gardiens de ces territoires. Des terres menacées de dévastation à grande échelle par des multinationales de l’extraction minière et les tensions géostratégiques, économiques et miliaires entre grandes puissances, ndr.