Publié le 06.01.2025
Avec Cœur Colère, Olivia Csiky Trnka livre une œuvre transdisciplinaire à la croisée de l’art, de la science et de la réflexion sociale. À découvrir au Centre des Arts, Genève, dans le cadre de Antigel.
En s’appuyant sur l’analogie fascinante entre la colère féminine et l’énergie nucléaire, l’utérus et le cœur d’une centrale atomique, la metteuse en scène et dramaturge explore la colère comme une force à la fois motrice et potentiellement destructrice.
Sa fable postapocalyptique mêle fiction, mythes et expériences personnelles.
Voici un récit polyphonique, où l’émotion devient matière, tout comme l’énergie naît de la fission des atomes.
Dans le sillage de la poétesse et essayiste afro-américaine féministe Audre Lorde, l’idée d’une colère féminine, longtemps réprimée ou stigmatisée, y est envisagée comme une source révolutionnaire de transformation sociale et individuelle.
Sur scène, des femmes de générations différentes incarnent des récits mêlant la fragilité et la puissance.
Ce spectacle invite le public à une réflexion collective, entre catharsis et prise de conscience. Cœur Colère est une expérience sensorielle et philosophique.
Olivia Csiky Trnka questionne nos rapports à la colère, aux privilèges et aux systèmes d’oppression tout en ouvrant la voie à un nouveau monde possible dans les cendres de l’ancien. Une réalisation qui illustre la beauté paradoxale de la catastrophe et la force transformative née d’émotions refoulées.
Entretien.
Quelle est l’origine de ce spectacle?
Olivia Csiky Trnka: Pour cette création, la colère est interrogée comme énergie, force motrice, émotion ou réaction chimique répondant à une situation dangereuse. Ce sont deux performeuses, Luna Desmeules et Valérie Liengme, ainsi que moi-même qui seront au plateau.
Je suis d’abord partie de réalités scientifiques et techniques, animales et perceptives. En témoignent les émotions, notre premier système tant d’appréhension que de compréhension du monde.
À mon grand étonnement, la colère a essentiellement été clivée et redéfinie relativement aux genres - féminin et masculin - qui l’expriment.
La colère féminine est mal vue tandis que celles du masculin est mise en valeur. La colère est devenue un moyen puissant de contrôle au service d’une société patriarcale. Questionner ces normes me semble essentiel pour bâtir un avenir plus juste et équitable.
Il est surtout important de revenir à la colère comme faisant partie de notre système de perception du monde.
Notre inconscient nous signifie par cette émotion que la personne se trouve prise au piège, étant dans une situation dont elle ne peut se sortir.
De nombreux essais évoquent l’idée de colère rentrée appliquée au genre féminin. N’a-t-on pas trop souvent socialement et historiquement contraint et réduit le féminin à pleurer, se plaindre que cela ne va pas, hurler ou s’indigner? Ou comment changer sa colère en tristesse pour la rendre socialement acceptable.
Cette réalisation repose sur la métaphore fragile d’une fabrication d’énergie tant au niveau nucléaire que de l’utérus féminin. Ce moment est bien le cœur de la pièce car c'est là que s'entremêle à la fois la question nucléaire et celle de la colère.
Après avoir visité la centrale nucléaire de Gösgen, j'ai eu l'intuition d'un lien entre la colère féminine et la fabrication de l'énergie par l'uranium.
Cette matière cherche à briser sa prison, la centrale nucléaire, et pour cela, cette matière se transforme et transforme ses particules sœurs. Mais d'innombrables systèmes de sécurité maintiennent les conditions de cette catastrophe, la fission, pour produire perpétuellement de l'énergie, l'électricité.
Parfois cette énergie peut être détournée au service du piège lui-même.
C’est un processus très efficace que de construire un piège avec les victimes du piège. C’est construire les conditions d’une catastrophe. Puis tout sécuriser pour maintenir cette catastrophe en basse intensité.
Et soudain, j’ai pensé que l'énergie des colères du genre dit féminin était souvent détournée, elle aussi, à profit d'autres choses. S'identifier à de la matière radioactive pour détruire les centrales nucléaires est une gymnastique de l'imaginaire qui m'a séduite.
Il y a quelque chose de paradoxal à cette image, c'est fertile sur scène.
Les correspondances entre certains phénomènes à des échelles cosmiques, atomiques, humaines, individuelles et collectives, la beauté des mathématiques et de la physique sont fascinantes. Il ne reste pas moins que je suis farouchement opposée à toute l’industrie du nucléaire.
Les projets et réalisations nucléaires sont économiquement loin d’être une réussite. La part environnementale et humaine liée à l’extraction du minerai n’est ainsi pas prise en compte tandis que ce processus d’extraction a des effets délétères dans certains pays précarisés.
Le nucléaire est notre tragique aux XXe et XXIe siècles et la forme tragique par excellence. Pourtant, l’être humain continue à l’invoquer et l’utiliser à essayer de gérer une industrie nucléaire qui le dépasse dans le temps et l’espace.
C’est une folie.
Il n’est qu’à songer à la gestion irresponsable et lacunaire du désastre de Fukushima et celle, problématique, des déchêts. Il me semble essentiel de le souligner alors qu’un vent pronucléaire puissant souffle dans le monde et en Suisse *.
Au temps de l’URSS, Prypiat, fondée en 1970 et située à trois kilomètres de la centrale de Tchernobyl, était une cité modèle utopique. Elle était sous surveillance permanente d’agents de l’État.
Cette vitrine du communisme d’État devenue ville fantôme depuis 1987, a été recolonisée par une nature luxuriante et radioactive pour des millions d’années **.
Cette louve à trois pattes vient de cet imaginaire post-catastrophe. Les trois pattes symbolisent une organisation autre souhaitée de la motricité et partant de la vie.
Cette figure joue sur la polysémie de la bête. Par ailleurs, la forme de la pièce est cyclique manifestant un renouveau perpétuel.
Dans une atmosphère de thriller, une séquence de Cœur Colère se fait lampes de poche et compteur Geiger en mains. Nous avons utilisé le ventre du Théâtre comme l’espace d’une centrale nucléaire dans ce siècle de théâtre pauvre pour certain.es artiste.
Cet arte povera théâtral reprend les codes d’une fable enfantine proche du conte tout en racontant les failles sécuritaires liées au nucléaire.
Pour ne citer que le dérèglement climatique, il s’accompagnera du manque d’eau à l’avenir en Suisse. De fait, il se révèle périlleux pour la vie d’une centrale relativement à l’eau nécessaire à son refroidissement.
Au détour d’une séquence, il s’agit d’interpeller les femmes, les hommes, tout le monde. En Suisse, selon les statistiques officielles, les femmes gagnent en moyenne dix-huit pour cent de moins que les hommes. Ceci alors que le principe du «salaire égal pour un travail de valeur égale» est inscrit dans la Constitution fédérale depuis 1981 ***.
Propos recueillis par Pierre Siméon