Combien tu m’aimes?

Publié le 25.01.2017

 

Marivaux a la chance d’avoir offert, en plus d’un œuvre considérable, un substantif à la langue française: le marivaudage. Quel dommage cependant que l’on ne retienne de ses textes qu’un style léger au service d’amourettes plus ou moins contrariées. Le Legs et L’Épreuve, deux pièces en un acte, dévoilent sous l’apparente frivolité des propos une analyse fine des comportements humains. Traitant toutes deux de l’amour et de l’argent, ces deux comédies sont montées ensemble à la Comédie de Genève par le metteur en scène Julien George. Rencontre.

 

 

Pourquoi Marivaux, pourquoi ces deux textes?

C’est une jolie histoire. Je parlais il y a quelques temps de mes projets avec le directeur Hervé Loichemol qui m’a proposé de monter un texte dans le studio André Steiger. Mais il avait finalement déjà reçu de nombreux projets pour cette petite salle et avait donc besoin d’un spectacle pour le grand plateau. Nous avons cherché ensemble et, de propositions en contre-propositions, je lui ai amené L’Épreuve de Marivaux. Hervé Loichemol m’a alors rappelé que Claude Stratz, ancien directeur de la Comédie, l’avait montée en 1985 avec Le Legs. Il se trouve que Claude Stratz est intervenu dans ma formation et j’ai alors décidé de remonter ces deux pièces, une trentaine d’année après. C’est ce qui a déclenché l’envie – et évidemment les pièces elles-mêmes, qui sont magnifiques. Les thèmes qui les traversent sont intemporels et universels: l’amour, l’argent, qu’est-on prêt à faire par amour ou pour l’argent… Ce sont deux comédies dans lesquels on rit de nos plus grands défauts!

 

Avez-vous repris le travail de Claude Stratz d’une manière ou d’une autre?

Pas du tout. J’ai seulement vu quelques photos en noir et blanc et lu une très belle interview dans laquelle il explique que ce sont deux pièces qui se basent uniquement sur les rapports humains. C’est précisément le travail que j’explore, qui me passionne depuis des années. Cela m’a conforté dans la voie que je voulais suivre.

 

Selon vous, comment Marivaux définit le rapport entre l’amour et l’argent?

Je pense qu’il dresse avant tout un portrait de la nature humaine dont il se moque en souriant. Ce qui est remarquable, c’est que Marivaux ne juge jamais ses personnages. Les personnes, eux, jugent et critiquent, mais l’auteur défend tout le monde. Dans L’Épreuve, il défend Lucidor qui peut être perçu comme un être cruel et manipulateur; mais en réalité, si pour éprouver Lucidor met à l’épreuve – avec dureté, certains penseront – l’amour d’Angélique, c’est sans doute tout simplement parce qu’il n’en revient pas d’être aimé de cette jeune femme qu’il adore. Marivaux défend aussi Angélique, pour qui leur coup de foudre a valeur de tous les contrats. Je pense qu’il explore aussi les différences entre les hommes et les femmes, ce qu’on perçoit ou non en nos sentiments et en nos instincts. Dans les deux pièces, il y a des catégories de personnages qui vont utiliser l’amour pour arriver à des fins financières, et d’autres qui vont utiliser l’argent et finalement tomber amoureux.

 

 

Jeux amoureux, jeux de pouvoir, critique sociale… Quels aspects du texte avez-vous voulu mettre en avant?

Je trouve que Marivaux défend tous les points de vue et je veux que les spectateurs puissent débattre de ce qu’ils ont vu. Nous essayons, avec les comédiens, de ne pas juger les rôles. Cela exige un jeu basé sur la réactivité où on essaie de faire exister le lien qui unit les comédiens et les personnages, la pensée de Marivaux qui les traverse et qu’ils ne maîtrisent pas complètement. Je pense que c’est un théâtre qui a la vertu de pouvoir être montré et entendu, chacun peut le recevoir et en faire quelque chose. Mon avis sur les pièces n’est pas unilatéral, il appréhende l’humain dans toute sa complexité. Dans La Vie de Marianne, il est écrit: «Tous les jours, en fait d’amour, on fait très délicatement des choses fort grossières.» Il y a quelque chose de cet ordre-là, les personnages parlent de choses qu’ils ne maîtrisent pas… On ne décide pas de tomber amoureux, on le subit. Ce qui est passionnant, c’est comment chacun réagit, et ce sont ces comportements qui peuvent être défendus ou attaqués par ceux qui en sont témoins.

 

Les six comédiens jouent chacun deux rôles…

Le but est de travailler sur le parcours des acteurs. Ils rentrent dans une pièce avec une partition et continuent dans l’autre avec une nouvelle partition. L’idée est que chacun puisse mettre en écho les deux rôles qu’ils interprètent, qu’ils jouent avec les oppositions. Il ne s’agit pas non plus de montrer des comédiens en train de jouer, ce sont vraiment des personnages qui évoluent sur scène. Mais les spectateurs pourront les reconnaître.

 

 

Vous montez les deux pièces en diptyque, comment avec vous conçu le ou les décors?

Il faudra venir voir… L’idée scénographique est d’offrir un terrain de jeu aux acteurs. On a essayé d’enlever ce qui pouvait être illustratif. On n’est ni dans la reconstitution complète du dix-huitième siècle ou une transposition à une autre époque. Avec la costumière et la maquilleuse, nous avons essayé de nous inspirer des années cinquante. Parce que cela les rapproche un peu de nous et parce que c’est la dernière décennie où on retrouve certains codes d’élégance. Les vêtements montrent les différences sociales, et il y a des accessoires, des chapeaux, des gants, des formes et des silhouettes avec des lignes assez fortes. Aussi, nous nous sommes inspirés des dates de créations de deux pièces. Le Legs en été monté en juin et L’Épreuve en novembre. Les costumes reflètent ces atmosphères estivales et automnales.

 

Qu’est-ce qui vous attire dans un texte?

La première lecture d’un texte est toujours émotionnelle. On éprouve quelque chose, ou non. Ce qui m’attire pour monter un texte, c’est d’essayer de rechercher à l’intérieur de cet objet l’émotion ressentie. Dans tous les textes que je choisis, la relation aux autres est essentielle, les personnages ne peuvent pas exister les uns sans les autres. Ce qui m’a intéressé chez Marivaux, c’est que ce n’est pas du théâtre psychologique. La langue est action, la langue relate une pensée vivante, qui peut changer à tout moment. On est dans la réaction et pas dans la réflexion. Il y a aussi une structure théâtrale très forte et absolument artificielle. Par exemple, toutes les entrées sont annoncées, ce qui ne se passe jamais dans la vraie vie. Cette dualité est fascinante: l’artificialité du théâtre permet de parler du réel.

 

Propos recueillis par Marie-Sophie Péclard

 

Le Legs / L’Épreuve, deux pièces de Marivaux mises en scène par Julien George à voir à la Comédie de Genève jusqu’au 12 février 2017.

Renseignements et réservations au +41.22.320.50.01 ou sur le site www.comedie.ch