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Corps flottants et résilients

Publié le 10.11.2022

Mondes flottants voit le Ballet du Grand Théâtre s’investir corps et âmes dans Skid de Damien Jalet et Ukiyo-e, création signée de Sidi Larbi Cherkaoui à la tête de la formation genevoise.

À découvrir du 19 au 24 novembre, ces deux pièces se répondent à distance. Ainsi autour du thème de la résilience créant des chances égales pour les danseuses et danseurs face à l’inconnu et la surprise. Elles révèlent les corps confrontés à l’adversité et les lois d’airain de la gravité.

Ukiyo-e rebrasse des «images du monde flottant» explorant tout un travail sur l’équilibre face à un univers fugace tiraillé entre bouleversements et effondrements. Skid imagine un plateau en forte déclivité. Une manière d’être au monde en descente tour à douce et fulgurante. Puis les interprètes partent en ascension selon une implacable mécanique de groupe ou une montée solitaire et dénudée. Rencontres avec Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui.



Pourquoi ces deux pièces en miroir?

Damien Jalet: Sidi Larbi Cherkaoui a vu Skid à sa création par le Ballet de Göteborg en 2017. Il a possiblement eu envie d’imaginer une pièce en dialogue voire en réponse à ce que Skid explore. Ceci au plan de la gravité et du rituel, du conscient et de l’inconscient, de la dimension sculpturale, métaphysique et méditative que peut amener la danse.

Nous partageons, lui et moi, une commune fascination pour la culture japonaise et le pays, où nous nous sommes rendus ensemble à plusieurs reprises. Une connexion existe à l’évidence entre sa création et Skid.



L’effet de cette pente raide?

Le dispositif a immédiatement mis les danseuses et danseurs à égalité. Un.e interprète peut avoir une forte aisance dans un mouvement développé depuis des années. Il me semble ainsi que Skid égalise les niveaux entre danseur dans le fait qu’il s’agit d’un pas commun et partagé dans l’inconnu. Comment donc danser sur pareil versant, se réajuster en permanence à cette gravité altérée? C’est qui m’a intéressé au plus haut point.

Sur la gravité…

Le concept de gravité est intimement connecté au temps. Affecter la gravité permet ainsi de changer la perception du temps. Par une conscience renouvelée et décalée du mouvement, les interprètes peuvent même changer la durée de la pièce. L’ensemble des créations que j’ai imaginées est d’ailleurs sous-tendu par cette obsession d’un parcours alliant un début et une fin au sein d’un ou plusieurs cycles.

La fin, avec cet homme s’extrayant d’un cocon, peut faire figure d’allégorie de la condition humaine.

C’est une interprétation possible. La pièce est la métaphore du cours de toute vie, entre le moment de la naissance et celui de la vieillesse. Ceci dans un mélange de force et vulnérabilité. Concrètement, je me suis inspiré pour cet épisode, au plan formel et expressif, de naissances animales. Les animaux se relèvent rapidement et forgent leurs muscles de manière fort rapide. Cela afin de résister à la force gravitationnelle.

Et pour les costumes?

La pièce s’est aussi conçue en étroite collaboration avec le styliste liégeois Jean-Paul Lespagnard*. Ce créateur de mode a conçu des habits de scène pour les danseurs en travaillant des idées de l’ordre à la fois de la protection et de la vulnérabilité.

Artiste visuel, Jean-Paul Lespagnard approche le vêtement de manière ludique et transformative. Il a ainsi développée ces secondes peaux protectrices et fragiles. La pièce ne s’appelle-t-elle pas Skid, donc dérapage en français? Le caractère vulnérable et d’adaptation du corps aux conditions et exigences physiques de cette plateforme sont fascinantes.





Il existe un tableau dévoilant une ascension, forte et déterminée, de groupes d’interprètes en lignes.

J’aime à dire aux danseurs et danseuses du Ballet du Grand Théâtre de se laisser envahir par cette force gravitaire, Sans tenter de lutter contre elle, du moins pour la première scène. Point n’est besoin alors d’en rajouter au plan des mouvements. Il faut laisser cette puissance formater les évolutions, les architectures corporelles et les glissades. Cette première séquence se nomme à dessein Falling Asleep (S’endormir).

A mon sens, il existe une étroite connexion entre gravité et inconscient. Cet endormissement se manifeste physiquement par un abandon à la gravité. J’avais donc envie de raconter cette résistance héroïque aux lois d’airain de la gravité. Mais aussi de vouloir atteindre le sommet et être dans une forme d’ascension collective et continuelle.

On a l’impression d’un mélange de rigueur et d’improvisation.

A chaque représentation, des variations sont possibles. Il y a un rythme implacable, martial, éminemment mathématique et géométrique dans sa composition à l’œuvre pour Skid. Ce qui n’empêche nullement le surgissement de tournants radicaux au fil de la pièce.

Comment envisagez-vous les passerelles entre Skid, de Damien Jalet, et votre création, Ukiyo-e?

Sidi Larbi Cherkaoui: Au plan scénographique, Skid ouvre sur une pente, où les corps déambulent dans un mouvement essentiellement descendant. Comme une ode à la gravité. Si l’effort demandé pour remonter cette pente est conséquent, on peut constater que généralement les corps se laissent aller au gré de cette inexorable déclivité.

Ukiyo-e découvre sur scène des escaliers. Ils sont tirés en partie de l’œuvre dessinée et gravée de l'illustrateur néerlandais Maurits Cornelis Escher (notamment La Maison aux escaliers, ndr). Ces escaliers sont aussi à l’image de ponts japonais. Pour donner le sentiment d’une structure permettant d’aller au-delà et en-dessus de l’eau. C’est ainsi l’inventivité humaine au service de l’ascension qui est ici mise en lumière. Ceci en réponse à la pente de Skid tirant les interprètes vers le bas. Cette pièce est d’ailleurs notamment inspirée de rituels se tenant périodiquement au Japon. Des jeunes hommes se juchent sur un tronc d’arbre pour dévaler de manière périlleuse des pentes montagneuses.

Mais encore…

Les deux pièces constituent une forme d’ode à la culture japonaise. Damien Jalet notamment par les rituels shinto rythmant la société japonaise et auxquels il s’est intéressé. Et moi, dans ma manière de développer certaines pièces en des périodes difficiles comme en 2011 avec Fukushima. J’étais alors au Japon avec Damien Jalet comme interprète.

Si l’événement reste traumatique, il suscite aussi une intense connexion avec une aire géographique si tumultueuse et instable. Tandis que le sol tremble et les immeubles dansent, une peur singulière vous saisis. C’est aussi ce sentiment qui peut relier Skid et Ukiyo-e.





Comment travaillez-vous avec les danseuses et danseurs?

Pour la pièce en cours de création, nous avons répété sur la douceur à chercher dans le corps, le soutien mutuel. Comment danser cette entraide, littéralement être là pour une personne? Lors de ces échanges menés avec les interprètes, le corps est abordé comme un espace unique, singulier notamment par les pensées qui le traversent. Ce soutien réciproque favorise l’éclosion de mouvements plus amples que dans la solitude.

A l’instar du toucher, les appuis du corps et entre ceux-ci sont très concrets, marqués. Il y a quelque chose de facile à aider autrui. C’est l’idée de trouver en nous une force et une raison d’être précisément en soutenant une autre personne.

D’autres éléments que vous travaillez en répétitions?

Oui. Les directions multiples que peuvent prendre les corps. Cette envie d’aller simultanément à droite et à gauche, en arrière et en avant, par exemple. Dès lors, l’exercice est de parvenir à être à l’écoute de ces impulsions avant de les accepter.

On voit alors comment le corps peut bouger quand il lui est demandé d’aller simultanément en tous sens. Or le chaos pouvant en découler, c’est précisément la vie allant en même temps dans toutes les directions. L’essai est bien de trouver chez les interprètes des mouvements inédits. Ou comment se surprendre soi-même par des choix de mouvements jamais pratiqués. Mais qui deviennent rapidement naturels.

Nous explorons ainsi les nœuds possibles dans le corps. Ceci pour imaginer d’autres spirales et formes corporelles surprenantes. C’est une manière voulue douce de créer du volume au sein du corps.

A vos yeux, que peut le corps?

Comme Damien Jalet, je suis depuis toujours fasciné par les possibilités du corps humain. Dès lors, il est passionnant de voir de quelles manières les interprètes peuvent interagir avec un espace inhabituel. A chaque pièce, j’essaye un autre regard porté sur le corps. Ce fut ainsi le système sanguin et le cœur pour Noetic.** Aujourd’hui, au détour de Ukiyo-e, je me concentre sur le système nerveux essayant de le retrouver à travers le mouvement. Si fort et fragile tout à la fois. Le corps, je le considère aussi parfois par les muscles, les os. Ou les fascias***, ces témoins élémentaires de l’eau qui est en nous. D’où cette envie de regarder, à chaque création, le corps humain à travers un autre microscope.

Et la musique de Szymon Brzoska pour trio à cordes et piano qu’accompagnent les créations percussives et électro signées Alexandre Dai Castaing?

L’idée était notamment d’avoir une partition où des éléments frottent entre eux. Elle reflète une certaine dureté, tant le monde est aujourd’hui en conflit avec lui-même. L’atmosphère musicale est aussi la somme de plusieurs peurs. Celle de la maladie, de contaminer quelqu’un ou de la responsabilité.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Mondes flottants
Skid
, de Damien Jalet - Ukiyo-e, de Sidi Larbi Cherkaoui
Ballet du Grand Théâtre

Du 19 au 24 novembre 2022 au Grand Théâtre de Genève

Informations, réservations:
https://www.gtg.ch/saison-22-23/mondes-flottants/

* Jean-Paul Lespagnard a œuvré sur plusieurs productions de Damien Jalet - Yama, Ink, Thr(o)ugh, Skid et Omphalos. ** Noetic fut présenté avec Faun en ouverture de saison le 31 août à Château Rouge dans le cadre de La Bâtie-Festival de Genève
*** Membranes fibro-élastiques enveloppant la structure anatomique humaine, ndr.