Social Tw. Fb.
Article

De la peinture à la danse, impressions ciselées

Publié le 13.01.2023

Pour All Over Nymphéas programmé au Pavillon genevois de la danse ADC du 20 au 22 janvier, le chorégraphe et interprète français Emmanuel Eggermont s’inspire de l’œuvre phare de Claude Monet, Les Nymphéas que de son jardin de Giverny. On se souvient toutefois du motif que le maître de l’impressionnisme n’a cessé de peindre au fil de 250 toiles passant d’un figuratif stylisé à l’abstraction quasi monochrome. L’artiste peignit jusqu’à l’hypnose, en restituant comme seul sujet le bassin placé dans son jardin de Giverny.

Fidèle à l’expression architecturée et visuelle très élaborée de ses pièces, le chorégraphe travaille une grammaire dansée oscillant donc entre abstraction et figuration. Pour prendre le pouls de ce qui peut troubler jusqu’aux tréfonds de l‘être.

Contemporain en micromouvements, hip-hop déstructuré, burlesque intermittent, la partition ciselée et épurée est conçue pour cinq interprètes s’exprimant en plusieurs motifs repris. All Over Nymphéas s’attache à déployer un mouvement minimaliste, poétique et graphique. L’opus se base sur la technique du "All-Over"** pour se diffuser à la totalité de l’espace. Inspiré aussi par ses interprètes, dont Éva Assayas, l’opus est également dédié au chorégraphe et dramaturge allemand Raimund Hoghe disparu au printemps 2021 et le chorégraphe français fut un proche collaborateur et le légataire de l’œuvre dansée. Rencontre avec le chorégraphe et la danseuse Éva Assayas.



 All Over Nymphéas s’inscrit dans une série de plusieurs pièces.

Emmanuel Eggermont: L’enjeu majeur de mon travail est sans doute de questionner la perception de notre environnement, afin d’interroger notre rapport à l’autre, à sa pensée, à son histoire. Le travail de la couleur est donc logique dans ma démarche. Le projet Πόλις (Polis) (2017) en est le premier volet. Cette pièce éprouve notre aptitude à construire ensemble en questionnant la formation et l’organisation de la cité. Pour l’élaboration de la vision scénographique, je me suis appuyé sur le travail de Pierre Soulages. L'abstraction de Soulages permet toutes les projections, notamment son travail sur l’Outre-noir, ces monochromes noirs qui, paradoxalement, par des effets de matière, révèle la lumière.

Puis, l’idée est venue de poursuivre cette étude en cherchant le pendant de Πόλις (Polis) et en questionnant le champ chromatique du blanc. C’est ainsi qu’Aberration (2020) a vu le jour dans une monochromie au blanc. Une des références artistiques de cette étude est l’œuvre hypnotique et spirituelle de Roman Opalka.

En réponse à la commande d’une pièce pour le jeune Public de la part le Gymnase CDCN de Roubaix, j’ai ensuite abordé la question du retour à la couleur dans La Méthode des Phosphènes (2019). Enfin est née l’idée d’œuvrer sur le motif, une continuation de cette approche chromatique, All Over Nymphéas ouvrant vers d’autres voies.



Que représente alors Claude Monet?

Pour moi, il ne s’agit jamais de reproduire une œuvre picturale au plateau. Mais bien plutôt de s’inspirer des processus créatifs d’un artiste, ici d’apprécier combien Monet était un précurseur sur de nombreux points. S’inspirer des Nymphéas, c’est aussi apprécier la résonance que cette œuvre a produite sur des peintres modernes, notamment ceux du courant de l’All Over*.

Nous sommes allés voir du côté des peintres de l’abstraction américaine des années 50 du siècle dernier tels Jackson Pollock et Barnett Newman. L’absence de hiérarchie de plan, la gestion du «hors-champ», l’immersion dans l’œuvre, la répétition de motifs… Ce que Monet met en lumière dans son œuvre sont les bases de cette peinture moderne.

Cela m’a permis de travailler le motif sous deux angles. All Over Nymphéas s’appuie sur la notion du «motif» pour façonner l’architecture d’un paysage fragmenté où la métamorphose est reine. Le motif comme élément pictural allant du réalisme à l’abstraction, sujet du principe de série, et le motif aussi comme catalyseur dramaturgique, révélant nos motivations profondes. Qu’elles soient du chorégraphe et scénographe graphique que je suis, que des interprètes de la pièce ou du spectateur.

La pièce s’ouvre sur des marches rectilignes chère à postmodern dance étatsunienne. Elles sont posées sur une musique minimaliste, sérielle et répétitive.

Ces tracés angulaires sont pour moi l’évocation d’une version conceptuelle et contemporaine du jardin de Monet. Ils tirent leur influence dans d’autres domaines que nous avons explorés pour compléter cette réflexion sur le motif: l’architecture, le textile, la musique… et bien évidemment la chorégraphie où le travail du motif et celui de la répétition sont assez fort. Nous avons travaillé sur la notion de palette pour les danseurs et danseuses mais aussi pour le musicien compositeur, Julien Lepreux, et l’éclairagiste Alice Dussart.

Vous signez aussi les costumes.

Je parle souvent de textures et de matière pour évoquer ma danse, on les retrouve aussi dans la scénographie, les accessoires ou les vêtements. C’est un dialogue permanent la nature de l’un définissant la qualité de l’autre. Les costumes permettent de questionner la perception, de revoir les mêmes motifs chorégraphiques sous un angle ou regard à chaque fois différent. Ils laissent entrevoir figures, silhouettes et quasi-personnages, définissent de nouveaux contextes.

Il est aussi des situations plus abstraites où la sobriété vestimentaire laisse plus de place à une qualité de mouvements. On laisse enfin ressentir quelque chose de la motivation profonde ayant animé chaque interprète.





Comment envisagez-vous les différentes composantes d’une création?

À mon sens, mouvement, scénographie, musique, lumière, costumes sont placés sur un plan identique. C’est aussi cela la référence à l’All-Over. Dès lors, les trajectoires viennent emporter le public au cœur d’une sorte de marche infinie dépliant des motifs toujours repris. Chaque scène permet aux spectateurs d’y projeter son imaginaire et ses références. Il est libre de suivre son propre chemin dans ce jardin métamorphique qui s’ouvre à lui.

Sur le jardin de Monet, l’une de vos sources d’inspiration lorsque l’on vous voit étendu nu de dos, le corps saupoudré du rose cher au peintre?

Tout son travail sur le Jardin de Giverny épouse l’idée du Jardin d’Eden qu’il a voulu créer sans présence humaine. Pour mémoire, il l’a conçu durant la Première Guerre Mondiale comme une «œuvre de paix et d’espoir en réponse aux atrocités des hommes», selon ses dires. Il s’installe donc à Giverny. Puis il y façonne une forme de Jardin édénique et y creuse son fameux bassin aux nymphéas. Ce dernier se révèle paradoxalement bien plus artificiel que naturel.

J’aime jouer au plateau avec cette idée d’un jardin en évolution. Nous l’avons aussi travaillée sous l’angle du Jardin des Délices de Jérôme Boesch ** avec ses corps entre le Paradis et l’Enfer, la couleur de la peau à laquelle je suis sensible, ces personnages énigmatiques.

Les gardiens du triptyque peint peuvent se retrouver dans ce moment où les deux danseurs masculins évoluent avec des plastrons dorés. Songez aussi à ces suspensions métalliques pareilles à des grilles pour entrer dans un jardin. Qui pourrait être celui du Bien et du Mal. Mais tous ces éléments sont à prendre comme une porte d’entrée très libre vers l’univers de chacun et chacune dans le public.

Les tenues de scène sont graphiques et sources de mouvements.

Éva Assayas: Dès le début du processus créatif, le chorégraphe nous a permis d’expérimenter différentes tenues que l’on pouvait changer au gré des répétitions. Je l’ai pris de manière ludique, jouant sur des sensations liées à des poids, textures et volumes différents. La perception de soi est dès lors modifiée par le port d’un vêtement.

Cette dimension influe notamment sur le développement du mouvement. Le port d’une lourde doudoune ou de talons élevés n’induit pas la même démarche que des chaussures plates ou un pantalon léger qui offrent plus d’amplitude aux jambes. Les tenues impactent donc la qualité gestuelle en modifiant la perception que l’on a de soi dans l’espace.





Vous avez posé sept à huit motifs chorégraphiques. Comment les avez-vous travaillés?

Ces motifs sont nés de longues phases d’improvisations qu’Emmanuel Eggermont nous laissait développer à partir d’images et de discussions. Nous laissions alors surgir des mouvements qui nous étaient propres. Sur la base de leur filmage vidéo, le chorégraphe nous proposait d’entourer une séquence retenue afin d’en faire un motif.

Puis le travail consistait à saisir l’essence d’un geste et à en cerner tant les contours que le point de naissance. En d’autres termes, quelle en était l’image et l’émotion, la texture et le chant intérieur. Il s’agit d’un travail d’élagage permettant d’aller au cœur de ce qui nous avait motivés au cours d’une improvisation. L’idée était in fine d’arrêter ce motif dès que l’on était sur le point de le quitter. Ou de pécher par excès d’effets.

Comment s’est développée votre propre spatialité corporelle?

Dans mon propre travail chorégraphique, je cherche à définir les propriétés de l’espace qui m’entoure. Je m’intéresse spécifiquement à sa dimension tactile. Et me sers de l’espace non comme repère visuel mais comme support et appui pour le corps.

Cela permet d’être d’autant plus précise dans chaque geste produit. Ce processus se ressent particulièrement dans les motifs réalisés au sol et en apesanteur. En aiguisant la conscience des épaisseurs spatiales autour et à l’intérieur de moi, je déporte mon attention de l’effort musculaire. Même si mes muscles sont engagés, mes appuis sont ailleurs, dans ces espaces intérieurs et extérieurs.

Concrètement, il y a cet instant gracile où vos jambes et bras forment des triangles dans un intense travail au sol.

C’est un alphabet que j’ai commencé à développer avec mon solo, Le vrai lieu. Cette pièce est un travail autour de la question du déracinement et de la fragmentation. Une manière de saisir la façon dont le geste peut redonner assise et appui à une anatomie fragmentée.

Je me suis imposée nombre de contraintes dans ce travail pour déployer une gestuelle. Par exemple, avoir la sensation que des parties de mon corps sont reliées par des fils imaginaires. Là de me déplacer dans une matière extrêmement épaisse et dense. L’espace est alors une aide au cœur d’un réseau de connexions entre chaque partie de mon corps. En l’occurrence dans cette position en accents circonflexes. Loin d’avoir la sensation de produire un effort musculaire, j’ai le sentiment d’être tenue par l’espace autant que je le tiens. Cela participe d’une forte conscience de la matérialité spatiale.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


All Over Nymphéas
Du 20 au 22 janvier au Pavillon ADC, Genève

Emmanuel Eggermont, chorégraphie
Avec Éva Assayas, Mackenzy Bergile, Laura Dufour, Emmanuel Eggermont et  Cassandre Munoz

Informations, réservations:
https://pavillon-adc.ch/spectacle/emmanuel-eggermont/


*Le Jardin de Délices. Dans ce célèbre triptyque à la fantasmagorie hallucinée réalisé vers 1500 par le peintre flamand, des corps dévêtus se croisent aux fruits, animaux et chimères, enveloppés d’une atmosphère indécidable oscillant entre érotisme et supplice.

* All-Over: Procédé menant à une répartition uniforme des éléments picturaux à la surface du tableau semblant se prolonger au-delà des bords. Cette technique a été imaginée notamment par le peintre américain Jackson Pollock en 1945 avec ses drippings (ou superposition de couleurs par égouttage de peinture produisant ainsi coulures et giclures).

*** Kinésphère: En danse, tout l'espace accessible directement aux membres d'une personne.