Déclaration d’amour décalée à la danse
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À travers une vingtaine de tableaux hauts en couleur, six danseurs, affublés de pantalons-tutus aussi décalés qu’iconiques, explorent et détournent avec humour et virtuosité l’univers de la danse.
Du classique au hip-hop, du cabaret à la danse contemporaine, ce spectacle parodique transcende les genres et bouscule les conventions.
Derrière cette célébration burlesque de l’art chorégraphique, se cache une réflexion plus profonde sur la danse et son accessibilité. En multipliant les clins d’œil au Lac des cygnes, aux émissions de danse télévisées ou encore aux clichés sur la danse masculine, il interroge la place des hommes dans cet univers, tout en rendant hommage à la richesse et à la diversité du mouvement.
L’humour, loin d’être un simple artifice, devient un véritable langage chorégraphique, où chaque geste et chaque posture participent à la déconstruction des stéréotypes.
Détournant les conventions avec une poésie joyeuse, Philippe Lafeuille nous rappelle que la danse est avant tout un espace de liberté, où grâce et dérision peuvent cohabiter avec éclat. Entretien.
Pourquoi l’intitulé, Tutu?
Philippe Lafeuille: J’ai choisi ce titre voulant réaliser un spectacle grand public sur la danse. Or le tutu est l’icône qui représente la mieux l’histoire de la danse.
C’est aussi le costume emblématique d’une danseuse dans la mémoire collective. Ceci alors que fort peu de monde semble avoir vu un ballet classique.
Par ailleurs, j’aime les titres courts et aisément identifiables.
Passant du contemporain au néo-classique en cheminant par le hip hop, le burlesque et le postmoderne, Tutu n’est en réalité pas un spectacle de danse classique.
C’est une manière de s’interroger sur l’origine incertaine du mot "tutu" apparu en 1881. Ce terme "tutu" pourrait être issu du redoublement du mot "tulle", le tissu principal utilisé dans la confection de ce vêtement de danse.
Nous sommes donc partis avec la costumière Corine Petipierre sur le tulle, marque de fabrique historique de ces vêtements de ballets.
La recherche s’est portée sur un tutu portable par des garçons. Avant d’aboutir à ce pantalon tutu devenu une image iconique accrocheuse et parlante pour ce spectacle créé en 2014.
Avec cette plasticienne sensible à cette matière pour ses propres créations, j’ai travaillé sur le volant pour ma version masculine de l’opéra-comique de Georges Bizet, Car/Men et autour des franges dans une autre création, A4, comme la feuille.
La pièce est composée d’un quatuor, un danseur contemporain, un autre venu du hip-hop, un acrobate et un comédien. Donc une manière d’associer le théâtre, la danse à l’univers du cirque traversée de poésie et d’humour.
Enfant, je m’enthousiasmais à réaliser de petits spectacles théâtraux de marionnettes pour mes parents.
Être metteur en scène et chorégraphe depuis 30 ans, n’est-ce pas en définitive tirer des ficelles, agiter des éléments?
Fasciné par l’univers du théâtre de figures, marionnettiste était mon premier métier rêvé.
Puis la danse m’a emporté. Passionné par l’univers onirique et absurde de Philippe Genty, maître du théâtre visuel, j’ai toujours rêvé de collaborer avec lui.
À tort, je suis catalogué pour celui qui parodie la danse, du classique au contemporain.
J’ai ainsi osé toucher à un monument de la danse théâtralisée expressionniste allemande post second conflit mondial, Pina Bausch Mais aussi à la danse contemporaine subventionnée et labellisée par le Ministère de la Culture, tandis que je ne reçois que des fonds privés pour mes créations.
Dans mon parcours, j’ai travaillé à une Commission d’attribution et de subventions de ce même Ministère. Je m’y suis étonné qu’aucune compagnie, école ou structure rattachées à la danse Modern Jazz ne soit subventionnée.
- il faut savoir que la majorité des apprenants amateurs inscrite au sein des écoles de danse font du Modern Jazz.
C’est en Espagne que j’ai créé en 1993 la Compagnie Chicos Mambo.
Arrivé à Barcelone au lendemain des Jeux Olympiques, il y régnait une effervescence culturelle ou une forme de Movida. D’interprète, je suis devenu créatif au cœur de la folie catalane à Barcelone.
À l’origine, cette Compagnie fut fondée tant nous en avions assez comme danseurs contemporains de beaucoup répéter pour ne faire au final que trois représentations.
Le dessein? Se rencontrer sur la durée, se faire plaisir et surtout faire plaisir au public. Il s’agissait aussi de sortir des créations pour initiés par trop référencées et qui éloignent le public.
En toute liberté, il y a ici la tentative de décoller et subvertir nombre d’étiquettes. En somme, peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse.
Peu importe aussi que ce soit cabaret, music-hall, danse contemporaine, moderne ou classique.
Jouant avec le féminin et le masculin, je mets du clown, du théâtre, du cabaret, du cirque, de l’art martial et de la danse.
De la danse surtout et avant tout.
Car tout part du mouvement. Puis de la manipulation d’objets, de la marionnette, de l’apparition/disparition et du Théâtre Noir*. Chevillée au corps, j’ai cette utopie qui si tout le monde dansait, le monde irait mieux.
J’essaye simplement d’amener un peu de réjouissance en ce monde toujours plus polarisé, compliqué et difficile.
Par ailleurs, il est tout sauf évident et aisé actuellement de faire rire des centaines de personnes assemblées, vu la difficulté du monde extérieur.
Au-delà du rire comme arme de séduction massive ou politesse du désespoir, j’ai toujours eu cette dimension clownesque en moi.
Selon moi, la mécanique du rire est d’une extrême rigueur. Et le fait de glisser un gag sans s’appesantir est un art minutieux.
Par ailleurs, Tutu compte aussi des moments poétiques, une large palette d’émotions et d’autres tableaux scéniques comme en apesanteur. À l’image de ce ballet de mains et d’avant-bras se détachant de l’obscurité.
Vous interrogez aussi le statut du danseur.
Il s’agit d’une scène que j’appelle Le Tribunal du danseur. Elle questionne le rôle et le positionnement social du danseur.
Ayant débuté la danse il y a quarante ans, il m’arrive encore aujourd’hui d’entendre des poncifs, style: «Est-ce que tu considères la danse comme ton vrai métier?» ou «Tu fais de la danse au Moulin Rouge ou à l’Opéra de Paris?»
l me tenait à cœur de remettre le danseur sur l’échiquier social en soulignant qu’il s’agit d’un vrai métier exigeant et dur. Avouons-le, chaque métier a son lot de poncifs qu’il s’agit de mettre en question.
C’est un maître qui appelait à danser avec ses os plutôt que ses muscles.
Sa pédagogie est éminemment concrète et basée sur l’efficience au sein d’un mouvement circulant dans un flux continu, des enroulés, relâchés et flexions dans la colonne vertébrale favorisant sa mobilité.
Toujours actif à 79 ans sur Paris, ce pédagogue hors pair est une sorte d’ethnologue de la danse.
Il sait tirer le meilleur parti de techniques existantes. À travers son enseignement, il est ainsi possible de pratiquer aussi bien le yoga que la méthode Pilates ou Feldenkrais.
Cela m’a permis de renouveler entièrement mon approche de la danse et du mouvement. Avec une manière bien plus fluide et organique de danser.
Et aussi de travailler sur le squelette et non les muscles.
En travaillant au sein de sa compagnie, j’appris un abord bien plus danse contemporaine et fluide, somatique et organique.
La danse est un apprentissage constant et une somme d’expériences pour un esprit curieux. Tutu en est l’illustration.
J’aime l’artisanat du théâtre. Ou réaliser du merveilleux avec parfois une certaine économie de moyens.
J’ai ainsi ce goût artisanal de bidouiller avec pas grand-chose. En témoigne Tutu et sa boite noire scénique sans décor.
Avec seulement les corps des danseurs, les costumes et les lumières. Maguy Marin participe de cet artisanat que j’adore. Et naturellement de la volonté d’amener la danse partout que je soutiens.
Tutu
Le 14 février au Théâtre du Forum de Meyrin, dans le cadre de la saison Meyrin Culture
Philippe Lafeuille, conception et chorégraphie - Cie Chicos Mambo
Avec Marc Behra, David Guasgua M, Kamil Pawel Jasinski, Julien Mercier, Vincent Simon, Vincenzo Veneruso
Informations et réservations:
https://www.meyrinculture.ch/activites/tutu
* Illusion d’optique liée notamment au monde la magie, le Théâtre Noir est «rendu possible d’abord par une gestion spécifique de la lumière, la suppression des ombres atténuant la perception de la profondeur; ensuite par l’exploitation d’un hors-champ d’interposition.» Pour le cinéaste Georges Méliès, «le Théâtre Noir semble pouvoir s’adapter parfaitement aux trucages cinématographiques.» Cité in: Artfake, ndr.