Dialogue au-delà du temps

Publié le 10.02.2025

Que reste-t-il d’une mère lorsqu’elle s’en va? Quelles traces laisse-t-elle, au creux de la mémoire de sa fille?

Avec Carte blanche à ma mère, la comédienne romande appréciée Valeria Bertolotto transforme l’absence en présence et le deuil en dialogue.

Sa pièce, dont elle signe l’écriture, la mise en scène et l’interprétation, est à découvrir en création au Poche-Genève jusqu’au 19 février.

Sur scène, elle fait revivre Alessandra, sa mère disparue, en lui prêtant sa voix et son corps, avec cette tendresse mêlée d’humour qui rend les souvenirs si vivants. Voici un hommage lumineux et profondément humain, où le théâtre devient le lieu ultime de la rencontre.

Entre confidences, éclats de rire et silences, l’actrice recrée ces instants partagés, ces phrases entendues mille fois, ces petits gestes anodins qui, après coup, prennent tout leur sens. On assiste à un échange vibrant, parfois espiègle, où l’intime touche à l’universel.

Avec une mise en scène épurée et une écriture à la fois précise et instinctive, Carte blanche à ma mère est un spectacle où l’émotion surgit sans pathos, où la douleur du manque se fond dans la joie du souvenir. La mère et la fille se retrouvent sur scène, le temps d’un instant suspendu, et avec elles, le public se glisse dans cette conversation pleine de vie.

Parce que, même absentes, les personnes qu’on aime continuent de nous parler - il suffit d’écouter. Entretien.



L’écrivaine américaine humaniste et féministe du 19e siècle, Elizabeth Harriet Beecher Stowe avance: «Les larmes les plus amères que l'on verse sur les tombes, viennent des mots que l'on n'a pas dit et des choses que l'on n'a pas faites.» Quelle relation aviez-vous à votre mère?

Valeria Bertolotto: Je pense avoir connu une relation essentiellement claire et vivante avec ma maman.

À mes yeux, ce qui es resté suspendu, voire irrésolu est qu’elle est partie abruptement un matin. Ma maman, Alessandra, a appelé le 144. Quand les secours sont arrivés, elle n’était plus là.

A cette époque, je me trouvais en tournée, jouant dans la pièce Ivanov d’Anton Tchekhov, mise en scène par Emilie Charriot.

Cela m’a pris beaucoup de temps pour simplement accepter de n’avoir alors pu être présente. Et que ce matin-là, ma maman était seule. Sans que je n’aie pu lui dire au revoir. C’est essentiellement cet au revoir qui m’a manqué.

Il existe aussi une forme de survivance de soi dans le souvenir de l’autre qui n’est plus. Comme ce monologue dialogue-t-il avec votre mère?

Au plateau, l’apparition de ma maman se fait au présent. C’est comme si elle revenait au moment où elle m’a quittée tandis que la Valeria du présent se donne l’opportunité de rediscuter avec sa mère.

Dans ce jeu-là, les souvenirs de l’enfance se manifestent. Ainsi, depuis toute petite, j’ai toujours imité ma maman. Comme cela la faisait beaucoup rire, elle m’avait dit que je devrais faire un one-woman-show sur la famille, un épisode d’ailleurs relaté au gré de Carte blanche à ma mère.

Elle m’a donné ce message à l’enfance, puis à l’adolescence et enfin lorsque je suis devenue comédienne.

Le spectacle fait donc réapparaître ma mère selon les codes du one-woman-show. Avec, pour finir, un seul corps pour incarner deux personnages. Les situations et souvenirs surgissent comme au détour d’une discussion impromptue avec elle.

En quoi Ivanov, pièce du jeune Tchekhov alors âgé de 27 ans, dévoilant des êtres en quête de sens dans une atmosphère où l’humour et la douleur se confondent, résonne-t-il avec cette création?


C’est l’avant-dernière pièce vue par ma mère de son vivant. Elle l’avait tant aimée qu’elle était revenue plusieurs fois assister aux représentations.

C’est Ivanov que j’ai jouée au Théâtre Le Phénix à Valenciennes, le soir de son décès, cette représentation m’ayant marquée de manière presque inévitable. Ce soir-là, j’ai donc joué pour elle et avec le soutien de toute l’équipe.

D’où le souvenir d’une grande liberté scénique que je m’efforce parfois de convoquer à nouveau au plateau. Avec le recul, j’ai l’impression d’un moment suspendu.

Avant de retourner, le lendemain, au concret entourant la mort de ma mère.

Un souvenir d’une scène d’Ivanov?

Il y a une séquence de la pièce où je joue Zinaïda Lebedev, la mère de Sacha*.

En fait, ce deuxième acte me voyait incarner tous les personnages au fil du récit de Zinaïda évoquant l’épisode de la réception chez les Lebedev. Il y a là le fait qu’une actrice peut prendre en charge, de manière un peu désespérée chez Tchekhov, une multitude de protagonistes au cœur d’un grand plateau vide.

C’est ce que je reproduis, dans une autre veine, pour Carte blanche à ma mère, où sur une scène dénudée, je passe plusieurs personnages.

Relativement au manque, à la disparition et à la mort, il me semble travailler sur un côté plutôt joyeux dans ce texte. Ceci afin de convoquer une personne qui n’est plus. Parfois à la manière d’un jeu d’enfant.

Mais encore...

La scène me semble le seul endroit possible pour faire revivre la figure de ma mère, en étroite complicité avec le public. C’est à la fois un jeu, un rituel et une sorte d’impossibilité qui sont conjuguées simultanément au fil du texte.

Vous avez été marquée par les réflexions de Vinciane Despret dans son essai, Au bonheur des morts. Elle investigue les liens des personnes qui restent avec leurs défunts. Pour elle, «être oublié, c’est un peu mourir une seconde fois, quand la personne meurt ce désir ne s’éteint pas avec elle, le désir n’est ni présent ni passé il est».

La psychologue et philosophe évoque le fait que les morts et les mortes nous poussent à réaliser des choses improbables. Et embarrassent autant qu’amusent celles et ceux qui restent.

Quand je suis entrée dans l’appartement de ma mère défunte, une forme d’enquête s’est développée. Comme actrice, je voulais me mettre dans ses pas pour comprendre ce qui s’était déroulé durant ses douze dernières minutes de vie. Il existe aussi un avant, où elle s’est encore levée et maquillée, coiffée et habillée.

J’ai donc refait mentalement ce parcours afin de saisir ce qui s’était passé entre le moment où elle était pleinement consciente. Ce qu’elle a ressenti après son appel au 144 et avant que les secours ne la retrouvent inconsciente au sol de la salle de bains, victime d’un arrêt cardiaque.

Quel enseignement en tirez-vous?

La nécessité de lâcher prise avec la culpabilité de ne pas avoir été là, de se convaincre que l’existence d’une personne ne peut se condenser dans les quelques instants précédant sa disparition.

Or ce moment précis reste ici pour toujours dans le secret. D’où le fait que j’évoque dans le spectacle, un rêve, où ma mère s’adresse à moi pour mettre de la musique et danser. Il est alors possible de transformer cet événement en quelque chose de joyeux et vital.

C’est possiblement le dernier message de ma mère.

Qu’a-t-elle été pour vous?

Une réelle présence de toujours. Elle fut un soutien constant à mon activité théâtrale venant souvent me voir jouer. Se voulant toujours d’une grande discrétion, il ne m’était toutefois pas possible de ne pas la remarquer.

Ce spectacle traduit bien tout un mouvement qu’elle m’a permis de faire. Soit un mouvement d’écriture, le mouvement d’une actrice de poser un geste sur un plateau. Elle m’a permis de rassembler toutes ces années d’expérience. Il s’agit bien de transmission. Et c’est un sentiment très fort.

De plus, il existait une grande ressemblance physique entre nous.

Votre sentiment dominant?

J’ai l’impression que depuis la disparition d’une personne, il existe chez nous de petits rituels, des gestes infimes. Ceux-ci font que l’on porte en nous la personne chère et disparue de manière encore plus consciente qui si elle était encore là.

Sur scène, je laisse, par exemple, la porte entrouverte comme elle l’a fait pour laisser arriver les secours.

Sur votre écriture...


J’ai vraiment essayé de retrouver la manière qu’avait ma mère de parler: ses expressions, hésitations et silences, sa façon de chercher ses mots. C’est vraiment un texte imaginé pour le jeu.

Sans tenir compte d’une quelconque qualité littéraire, je tente de retranscrire une voix entendue. D’où les suspens (ou points de suspension) très présents dans Carte blanche à ma mère.

Propos recueillis par Pierre Siméon


Carte Blanche à Ma Mère

Du 10 au 19 février au Poche-GVE

De et avec Valeria Bertolotto
Juliette Mouteau, assistance à la mise en scène

Informations, réservations:
https://poche---gve.ch/spectacle/carte-blanche-a-ma-mere


*Dans Ivanov d’Anton Tchekhov, Zinaïda Savichna Lebedev est l’épouse du riche marchand Pavel Kirillovitch Lebedev et la mère de Sacha, la jeune femme qui tombe amoureuse du protagoniste principal de la fable, Nikolaï Ivanov, ndr.