«Didon et Énée», tragédie de l’inconscient
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À découvrir au Grand Théâtre de Genève (GTG) du 20 au 26 février, dans une mise en scène signée Franck Chartier, cofondateur de Peeping Tom dont l’on retrouve des artistes au plateau.
Créée initialement en 2021 sous pandémie au GTG et diffusée en streaming, cette production prend aujourd’hui un nouvel essor dans le cadre du Festival Antigel.
Ici, la Reine de Carthage dans sa colonie désertique n’est plus seulement une figure tragique abandonnée par Énée: elle incarne une femme en lutte contre elle-même, prisonnière de ses émotions refoulées, de ses peurs et de ses contradictions.
Le metteur en scène et chorégraphe ne se contente pas de raconter une histoire d’amour condamné. Il la dissèque, l’étire, en explore chaque recoin caché, chaque frémissement de l’âme et de la chair.
La scénographie, oppressante, et les jeux de doubles - entre Didon et une femme vieillissante revivant sans cesse son passé - brouillent les repères et nous plongent dans un labyrinthe d’émotions, entre désir et autodestruction.
Cette approche, aussi radicale que fascinante, s’accompagne d’un défi musical: le mariage entre le baroque de Purcell, interprété avec grâce et précision par Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée, et les compositions contemporaines d’Atsushi Sakaï.
Le dialogue entre ces deux univers crée un espace sonore mouvant, où la musique de Purcell se teinte d’une angoisse moderne, amplifiant l’introspection et la mélancolie de Didon.
Entretien.
Reine veuve de Carthage, Didon est un personnage énigmatique aux motivations complexes. Pourquoi pousse-t-elle son sacrifice jusqu’à la mort volontaire? Comment avez-vous abordé cette protagoniste?
Franck Chartier: Didon est une figure tragique, une femme de pouvoir investie d’une moralité et d’un devoir écrasants. Elle bloque beaucoup de choses, beaucoup de situations.
Toutes proportions gardées, on pourrait presque y voir un miroir inversé d’Anna Karénine*.
Elle ne suit pas le schéma classique de ces femmes d’abord raisonnables, puis emportées par une passion qui les pousse à tout abandonner, jusqu’à se perdre. Ici, c’est tout l’inverse. Didon se suicide tout en restant raisonnable. Elle se mutile tout en demeurant ferme dans ses principes et son «socialement correct».
Ce choix de la mort volontaire fait d’elle une martyre.
Dans notre mise en scène, elle est une riche mélomane qui adore la musique et écoute en boucle Didon et Énée. Elle vit son histoire en se confondant avec Didon.
J’ai été frappé par une étude réalisée au Canada sur des femmes vivant ensemble et adoptant des enfants depuis une vingtaine d’années. Avec le recul, on a constaté que ces enfants étaient socialement mieux intégrés et plus heureux que la moyenne.
Nous avons abordé Énée dans cette veine, en mettant en lumière le manque de présence féminine autour de lui. Énée est d’abord un guerrier, un vaincu de la guerre de Troie, un "looser" marqué par la défaite.
Cette violence masculine intense détruit tout sur son passage. Didon s’éprend de cet être souffrant, marqué par les cicatrices, et cachant une grande violence derrière sa fragilité.
Cette production a choisi d’intégrer les compositions contemporaines d’Atsushi Sakaï. Leur neutralité, leur absence de couleur dominante, permet de renforcer par contraste les partitions de Purcell.
L’œuvre demandait une ambiance quasi-cinématographique, avec des zooms sonores qui traduisent l’esprit d’une héroïne perturbée. D’où l’idée d’une dimension profonde, sombre, simple et sans couleurs, reflétant l’âme du personnage.
Quand la musique de Purcell réapparaît, elle apporte un souffle extraordinaire.
On pourrait dire que les musiques de Purcell représentent le rêve et la réalité de l’héroïne tragique, tandis que celles d’Atsushi Sakaï traduisent sa psyché, son ambiance mentale, son monde intérieur, la dégradation de son être.
Le contraste entre ces univers musicaux sert à magnifier la partition du compositeur anglais. Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée ont collaboré étroitement avec Atsushi Sakaï pendant un an et demi pour préparer ce dialogue musical en convoquant le même instrumentarium d’une partition à l’autre.
Au-delà du dialogue constant avec les morts, ce héros déchu porte en lui une violence intérieure que la mise en scène s’attache à révéler. Dans une image forte et saisissante, le héros troyen déchu arrive accompagné de son père, Anchise, et de son fils, Ascagne.
Dans cette version, il est aussi mis en parallèle avec le serviteur de cette femme installée dans son salon de musique.
Il revient en naufragé, portant sur son dos son père mort et guidant son fils.
Une symbolique puissante. À la fois survivant et victime, Énée incarne une violence masculine que je tenais à mettre en lumière, en contrepoint de la femme qui subit le drame jusqu’à son terme.
Figurant un Parlement, le Chœur souligne la gravité de la situation et annonce le moment où Didon dira adieu à la vie dans un récitatif d’une simplicité bouleversante.
À la fin de l’Acte III, nous retrouvons cette figure féminine, propriétaire d’un salon de musique où elle fait jouer Didon et Énée. Celle qui l’incarne, Eurudike De Beul (de la Compagnie Peeping Tom) ** demande à la mezzo-soprano suisse, Marie-Claude Chappuis, de lui faire ressentir tous les sentiments de l’héroïne.
Elle lui fait vivre une fausse mort, mise en scène pour la société de son temps et le regard du monde. Une image construite (ou building image), presque théâtrale.
Pourtant, cette femme du salon de musique finit par succomber à une mort bien réelle et violente. Il existe ainsi en écho deux images de la mort, l’une idéalisée, l’autre absolument brute et réelle.
Cet Esprit suggère simplement à Énée d’aller faire sa vie ailleurs avec une autre personne. Qui ne sait d’ailleurs pas interrogé sur le fait que l’être partageant sa vie ne serai in fine plus heureux dans d’autres bras qu’ici?
En définitive, loin d’être maléfique, l’Esprit se révèle doux et pur.
Oui. Chez Didon, le penchant à l’autodestruction profonde de son intériorité est sérieux. Cette autodestruction participe d’une perte de confiance en elle.
Faire contraster cet aspect dramatique, destructeur avec une dimension plus comique, burlesque chez les sorcières est un vrai challenge dans cette production.
Didon et Énée
Du 20 au 26 février au Grand Théâtre de Genève (GTG)
Henry Purcell - Atsushi Sakaï, composition
Franck Chartier, cofondateur de Peeping Tom, mise en scène
Avec Marie-Claude Chappuis, Jarrett Ott, Francesca Aspromonte, Yuliia Zasimova, et les artistes de la Compagnie Peeping Tom
Dans le cadre de Antigel
Informations, réservations:
https://www.gtg.ch/saison-24-25/didon-enee/
*Anna Karénine est l’héroïne éponyme du roman Anna Karénine, écrit par Léon Tolstoï. Son destin tragique par suicide en fait un symbole de la lutte intérieure et de la révolte contre les conventions. Les deux personnages de Didon et Anna Karénine partagent une profondeur tragique et une tension entre raison et passion, ndr.
** Eurudike De Beul est une artiste belge reconnue pour son travail en tant que performeuse, chanteuse, réalisatrice, auteure ainsi qu'artiste sonore et visuelle. Elle est membre fondatrice de la compagnie belge Peeping Tom et a notamment joué dans Le Salon (2004) et Le Sous Sol (2007), ndr.