Écosystème humain et planétaire

Publié le 28.02.2024

Fruit d’une collaboration entre le chorégraphe Damien Jalet et le plasticien Kohei Nawa, Planet [wanderer] s'inscrit dans un univers où danse et scénographie plasticienne en mouvement se rejoignent pour une œuvre à la fois abstraite et organique, métaphorique et poétique.

À voir au Grand Théâtre de Genève, du 8 au 10 mars, le spectacle concentre son regard sur un monde en perpétuelle transformation dans la mythologie japonaise notamment.

Le plateau est recouvert d'un sable noir scintillant, semblable à une poussière d'étoiles ou à une météorite, sculptant un paysage où les corps des danseurs et danseuses interagissent subtilement. Cette pièce est le second volet d’un triptyque précédé du sculptural et chtonien Vessel cocréé par le binôme Jalet-Nawa. Il est suivi par Mist, un sidérant film chorégraphique découvrant les danseur.seuses tour à tour somatiques et électriques dans leurs mouvements, entouré.es d’une brume que l’on dirait vivante. Il est coréalisé par Damien Jalet, Kohei Nawa et le vidéaste iranien Rahi Rezvani.

Huit danseurs et danseuses semblent représenter autant de planètes, évoluant à travers différentes formes et états, défiant la gravité et interagissant avec des matériaux instables. Les corps se métamorphosent en liquides, minéraux, failles tectoniques, créatures microscopiques, plantes et fantômes, symbolisant ainsi la diversité de la vie.

Le titre même de la pièce, Planet [wanderer], traduit l'idée d'errance, renvoyant à l'étymologie grecque où le mot planète signifie errant. Cette notion d'errance se manifeste visuellement à travers les interprètes évoluant dans un environnement constamment changeant.

La musique, composée par Tim Hecker, mélange des mélodies électroniques avec des instruments traditionnels japonais, créant une atmosphère hybride. Des extraits du Golden Record, enregistrés en 1977 par la sonde Voyager et envoyés dans l'espace, ajoutent une dimension cosmique et réfléchissent sur notre existence terrestre. Échange avec Damien Jalet.



Comment s’est déroulée votre rencontre avec l’œuvre de Kohei Nawa?

Damien Jalet: Elle s’inscrit dans mon lien de longue date avec le Japon, pays dans lequel j’ai séjourné à plusieurs reprises. La naissance de Planet [wanderer] ramène singulièrement à l’expérience d’une dévastation multiple. La catastrophe de Fukushima, le tremblement de terre et le tsunami qui ont profondément marqué les habitant.es de la péninsule asiatique.

Je me trouvais d’ailleurs au Japon lors de ces événements tragiques. Impressionnants à vivre et puissants, ils ont littéralement changé ma perception du monde.

À mes yeux, la culture japonaise favorise un questionnement constant, fécond à de multiples niveaux.

J’ai découvert le travail de l’artiste plasticien Kohei Nawa en 2013 à la Triennale de Nagoya qui expose les arts plastiques et ceux de la scène. Il s’agissait d’une immense sculpture en bulles/mousse de savon accrochée dans un immense espace. Sur un sol composé de pierres noires, le nuage exposé se présentait telle une apparition. Fait d’un matériau inorganique, cette sculpture racontait toutefois la naissance de l’organique. Cette réalisation cellulaire m’a convaincu dans mon souhait de collaborer avec ce plasticien.

Comment avez-vous envisagé la création avec Kohei Nawa?

Au fil de nos réalisations communes, je n’ai jamais considéré Kohei Nawa comme un scénographe auquel serait demandé un décor précis tant nous œuvrons à la racine même de chaque projet créatif. Il s’agit essentiellement d’un travail de conversation et de dialogue.

Ses œuvres protéiformes sont empreintes d’une grande liberté sur le choix du support. Pour leur réalisation, elles bénéficient du concours d’équipes à demeure. On est confronté ici à une peinture, là à une sculpture ou une installation afin d’exprimer l’idée qu’il veut faire éclore.

Vos trois pièces communes - Vessel, Planet [wanderer] et Mist - font écho à la mythologie japonaise.

Il y a l’omniprésence du Kogiki, un livre sensuel et étrange qui rassemble les mythes et légendes concernant les origines des îles constituant la péninsule japonaise. C’est un récit de créations de mondes, le Japon étant le produit d’une boue issue d’une lance appartenant aux Dieux. Ceux-ci sont situés dans le monde supérieur baigné d’une sorte de Mer primordiale, génésique qui s’est solidifiée pour générer le Japon.

Dès lors, s’affirme cette notion d’états changeants entre le nuageux, le solide et le liquide déjà présente au détour de la mythologie japonaise. Il y a aussi quelque chose de fortement anatomique dans la description de ces premiers temps dans la naissance du Japon, les Dieux naissant sans membres.

Quels sont les lieux mythologiques évoqués d’une pièce à l’autre?

Vessel correspond à «la plaine centrale des roseaux», un site entre l’univers inférieur et le supérieur, dépeint dans le livre mythologique du Kojiki. Pour Planet [wanderer], nous sommes confrontés à monde aride faisant songer aux paysages de la planète Mars. Ou aux jardins secs japonais évoquant la forme de l’eau sans que cet élément soit réellement présent. Il s’agit ici de survie et d’adaptation.

Le Japon est d’ailleurs un pays en partie marécageux planté de nombreux roseaux. Métaphoriquement, le roseau traduit l’idée de résilience et ce mouvement végétal anime les danseurs et danseuses au fil d’un tableau de Planet [wanderer].

La citation de Blaise Pascal, «L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant» est d’ailleurs extrêmement populaire au Japon.

Parlez-nous du solo féminin qui ouvre la pièce.

Le plateau est recouvert de sable évoquant notamment une forme de météorite avec au début de la pièce une pluie pailletée.

Je songe ici au travail de l’artiste et performeuse Ana Mendieta. Ses réalisations sont d’une grande puissance dans la manière qu’à son corps de se fondre au cœur de paysages. Ce balancement entre présence et absence dans un paysage est aussi à l’œuvre dans le tableau d’ouverture.

On assiste à la création d’une première silhouette ou d’un personnage présent durant toute la pièce. Si chacun.e est libre d’y projeter son imaginaire, cet être me semble à l’image de Gaïa, identifiée dans la mythologie grecque à une déesse primordiale et maternelle personnifiant la Terre. Cette partie inaugurale sollicite intensément le sens de la vue. Et trouble nos perceptions habituelles.

Comment délaisser cette forme humaine et devenir pierre, insecte, végétal dans ce moment, où la soliste rejoint un monticule de dos retournés?

À la base, une planète serait une série de météorites qui sont entrées en collision et fusion puis sculptées par la gravité dans une forme peu ou prou circulaire. Il s’agit d’amas de différentes matières, un point de concentration. Dans les jardins zen, il existe aussi des rochers ayant une valeur symbolique.

À l’image notamment d’un œuf, la forme évoquée dans cette première scène est multiple à travers cette concentration de corps qui partent ensuite à la dérive au plateau. Il peut aussi s’agir du noyau d’une cellule avant division.

Toute vie ou forme sur Terre a une origine. Il me semble ainsi que cette séquence traduit quelque chose d’universel dans la manière dont les êtres et formes sont apparus au monde.

Comment est née cette pièce?

Pour la préparation de la pièce, nous avons notamment séjourné 5-6 jours dans une baie fortement impactée par le tsunami de 2011. Si la vague destructrice a emporté tant de vies, il est aussi question de fantômes qui continuent à s’accrocher à des éléments du paysage. Et d’êtres bien réels qui s’accrochent à la vie. D’où cette idée d’enracinement à la vie que l’on retrouve naturellement chez les plantes.

Même dans un environnement hostile, la vie reste capable de s’ancrer, s’attacher, s’enraciner avec une force fascinante. C’est une très forte inspiration pour le spectacle. Les danses y sont partagées entre une forme suggérée d’extase et une dimension douloureuse, une lutte infinie pour demeurer accroché là. Et vivant.

Qu’en est-il de l’élément liquide blanc présent dans cette pièce?

C’est l’une des premières idées de Planet [wanderer] avec cette matière qui est une simple farine de pomme de terre aux diverses propriétés. Elle apparaît au détour d’une séquence où les danseurs et les danseuses sont comme enraciné.es au sol.

C’est la même logique à l’œuvre dans le cas des végétaux qui sont les premiers à s’être développés sur Terre. Les plantes conjuguent ainsi l’énergie du soleil, des minéraux et l’eau pour vivre.

Les danseur.seuses peuvent changer leur rapport à la gravité en étant accroché.es au sol par cette matière blanchâtre. C’est une chorégraphie d’humain-plante. Elle met en œuvre l’idée de résilience par cette image du corps-roseau qui sait se plier sans rompre face à la force invisible du vent.

Cela ramène à votre travail avec les matériaux dans Planet [wanderer].

La pièce est composée de notre lien multiforme à l’imaginaire, à l’inconscient, au mythologique, au scientifique et à la matière.

C’est à l’image d’une forme de cuisine. La balance thermique entre le liquide et le solide doit y être constamment respectée. Sinon les danseurs et les danseuses ne peuvent réaliser pleinement la pièce.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet



Planet [wanderer]

Du 8 au 10 mars au Grand Théâtre de Genève

Damien Jallet, chorégraphie - Kohei Nawa, scénographie - Yukiko Yoshimoto,  lumières- Sruli Recht, costumes - Tim Hecker, musique

Avec Shawn Ahern, Aimilios Arapoglou, Karima El Amrani, Francesco Ferrari, Vinson Fraley, Thi Mai Nguyen, Astrid Sweeney, Ema Yuasa


Informations, réservations:
https://www.gtg.ch/saison-23-24/planet-wanderer/