Grincements de dents au POCHE /GVE
James, Jane, John et Jenny forment la parfaite petite famille anglaise, bien-pensante et bien sous tous rapports. Avec l'arrivée de Kwesi Alabo, le nouveau petit ami de Jenny, c'est tout leur univers qui va partir en miettes, dénonçant ainsi l'hypocrisie d'une société repliée sur elle-même jusqu'à l'étouffement. Cette comédie drôle et cynique est à l'affiche du POCHE /GVE jusqu'au 19 mars.
Dans le blanc des dents est un texte de l’auteur britannique Nick Gill dont s'est emparé le collectif Sur un Malentendu. Ce groupe formé de six jeunes comédiens issus de la Manufacture a la particularité de ne pas avoir de metteur en scène. Émilie Blaser, Cédric Djedje, Pierre-Antoine Dubey et Nora Steinig interprètent ainsi les membres de la famille Jones. Claire Deutsch et Cédric Leproust, déjà sur d'autres activités, sont cependant à leur côté en tant qu'accompagnateurs. Afin de compléter la distribution, le Collectif a accueilli un septième membre, Léonard Bertholet. Ensemble, ils nous expliquent leur intérêt pour cette pièce, ainsi que leur fonctionnement atypique.
Comment définiriez-vous la famille Jones?
Pierre-Antoine Dubey: Petite bourgeoisie anglaise, ultralibérale, nationaliste. La famille Jones, c'est un peu le Pays Jones, avec ses propres règles, ses propres fonctionnements qui sont vraiment poussés à l'extrême. Mais ce système fait écho à quelque chose de plus universel.
Claire Deutsch: Chaque membre est représentatif de son statut. Par exemple, la mère est une femme au foyer, le père est celui qui travaille… Chacun remplit son rôle. C'est comme si cette famille est une norme posée. On a l'impression que l'écrivain a décrit une famille générale qui n'existe pas, personne ne peut être générique à ce point.
Cédric Leproust: Chaque personnage est un cliché dans la manière dont il est caractérisé. Ils me font un peu penser à des caricatures de Charlie Hebdo: des personnages très grossiers, de gros traits, des caractéristiques très fortes. Ils sont des fonctions avant d'être des personnages.
Pierre-Antoine: J'ai l'impression que l'on pense que les personnages sont caricaturaux parce que la situation qu'ils vivent est incroyable, mais cela fait aussi écho à un certain type de discours aujourd'hui décomplexé, dans le cas du racisme ou lors de débats comme le mariage gay. Beaucoup de choses qu'on ne pensait pas pouvoir entendre il y a dix ans sont beaucoup plus tolérées.
Quels dangers représente Kwesi, le petit ami noir de Jenny?
Cédric L.: La peur de l'autre, de l'inconnu. Ils sont tellement cadrés que, dès qu'il y a un élément étranger, ils n'ont plus de repères. L'étranger pour eux est comme une maladie, ou une particule d'air qui s'incrusterait dans un laboratoire aseptisé pour tout faire exploser.
Pierre-Antoine: Il y a aussi la notion de pouvoir. Le père, par exemple, règne avec sa femme sur ce monde lissé et réglementé. Quand il se rend compte que tout part en vrille, il a peur de perdre le contrôle.
Claire: La menace vient aussi de l'intérieur parce qu'il y a chez cette famille une impossibilité à concevoir une présence étrangère. Ils sont dans une incapacité de rêver un autre système, et c'est comme cela qu'ils vont être écrasés et basculer psychiquement. En refusant de sortir de ce monde, c'est la folie qui les guette. Seule Jenny essaie de planter une graine pour bousculer ce milieu, en disant ce qu'elle pense avec son désir, sa jeunesse, son adolescence. Mais le tout finit par se désintégrer. Cet univers devient autophage, ce qui est représentatif de notre monde et de son rapport aux frontières.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le texte de Nick Gill?
Cédric Djedje: C'est d'abord une commande du POCHE /GVE, mais on s'en est réellement emparé parce que les thématiques abordées nous parlent: le racisme, le post-colonialisme, le rapport au capitalisme comme croyance…
Émilie Blaser: C'est un texte qui offre beaucoup à jouer. En tant que comédien, on est face à des personnages, des situations qui amènent cette joie de se retrouver pour jouer et rire ensemble.
Claire: Dans toutes les pièces que nous avons traitées, il s'agit toujours d'un groupe et de son fonctionnement, des rapports qui se tissent entre les membres. Dans notre précédente production nous avions exploré les amis et le couple, ici on explore la famille et ses stéréotypes. Ces problématiques nous intéressent beaucoup en tant que miroir du collectif, il y a une sorte de pendant entre les questions abordées dans la pièce et notre propre fonctionnement.
La langue de Nick Gill est très incisive tout en restant détachée par rapport à la violence des propos. Quelle incidence cette langue a-t-elle sur vos choix de jeu?
Émilie: Cette langue est tellement claire et écrite qu’il nous suffisait de la suivre. C'est génial pour un acteur de pouvoir simplement suivre une partition mais cela a aussi un côté contraignant, car le texte laisse finalement peu de libertés.
Léonard Bertholet: On a essayé par exemple un jeu plus naturaliste mais on se rendait compte sur certaines scènes que ce n'était pas possible, la caricature est dans l'écriture. En même temps, certains personnages échappent un peu à cette caricature, comme les enfants. Ils n'ont peut-être pas encore été formatés, n'ont pas encore assimilé les carcans de pensée et ils essaient d'être plus libres.
Cédric L.: Ce qui est intéressant, c’est qu'ils ne s'expriment pas de la même manière pendant les scènes avec les parents et celles où ils se parlent entre eux. Avec les parents, ils utilisent les mêmes pensifs communs mais ces derniers ont tendance à disparaître quand ils sont entre jeunes.
Comment avez-vous imaginé la pièce qui fait office de décor?
Nora Steinig: Vu que c'est une commande du POCHE, le décor a été pensé pour être monté ici. Nous avons cependant commencé avec une tournée au Théâtre Populaire Romand et à l'Arsenic qui sont des salles beaucoup plus grandes pour lesquelles nous avions agrandit le dispositif. Ici nous l'avons ramené à sa taille initiale.
Léonard: Nous voulions traiter cette pièce comme un appartement témoin chez Ikea, tout en le déviant un peu
Cédric L.: Au premier abord, cela ressemble à un simple intérieur de salon. Une tapisserie revient cependant, tant que sur le mur que sur le sol ou des éléments de costumes. Elle est composée de petits éléments qui racontes la pièce: des drapeaux anglais, beaucoup d'armes, des cupcakes, des bananes en référence au colonialisme. Nous avons ainsi imaginé une sorte d'écusson ou d’armoiries familiales qui marque le sentiment d'appartenance mais aussi l'enfermement.
Léonard: C'est surchargé et cela représente aussi la tradition, le poids de l'histoire sur cette famille.
Qu'est-ce qui vous a donné envie de fonder un collectif et comment fonctionnez-vous en l'absence d'un metteur en scène?
Cédric L.: Initialement, c’est un projet sur lequel on a décidé de se retrouver en sortant de la Manufacture en 2013 qui s’appelait Les Trublions. Nous avons pris beaucoup de plaisir sur ce spectacle, à répéter mais aussi à inventer le langage du collectif où il n'y a pas de metteur en scène, nous avons trouvé qu'il y avait là quelque chose d'intéressant à développer.
Claire: Pour que cela fonctionne, il n'y a pas vraiment de recette. Nous avançons à tâtons, on se parle beaucoup et réfléchissons ensemble aux configurations qui étaient différentes pour chaque spectacle. À chaque fois, nous avons un ou plusieurs accompagnateurs qui sont des regards extérieurs mais toutes les décisions sont prises par le groupe.
Léonard: Il faut aussi dire que beaucoup du travail vient du plateau. Les idées viennent de l'intérieur et non de l'extérieur, nous voyons directement ce qui fonctionne dans le jeu et ce qui nous donne du plaisir en tant que comédiens.
Propos recueillis par Marie-Sophie Péclard
Dans le blanc des dents, un texte de Nick Gill mis en scène par le collectif Sur un Malentendu à découvrir au POCHE /GVE du 27 février au 19 mars 2017.
Renseignements et réservations au +41.22.310.37.59 ou sur le site du théâtre www.poche---gve.ch