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Humanité en transit

Publié le 23.02.2022

Au cœur d’une zone aéroportuaire, les vies sont contraintes et empêchées pour En Transit que signe comme dramaturge et metteur en scène l’Iranien Amir Reza Koohestani, à La Comédie, du 23 février au 7 mars - on on rappelle parmi ses spectacles emblématiques: Timeloss, Hearing, Summerless. Cette création est une forme de mise en abyme du réel, de jeux de miroirs et de renvois entre plusieurs époques et expériences liées à l’exil et à la rétention administrative que subissent quotidiennement les personnes demandant l’asile.
Sous l’œil de caméras, une actrice figure le double du dramaturge et metteur en scène placé en garde à vue en 2018 à l’aéroport de Munich. Ceci en raison de son visa expiré, avant d’être renvoyé en Iran. Au fil de sa rétention, la femme lit Transit signé par l’écrivaine allemande, juive et communiste Anna Seghers, qui évoque les exilé.es de second conflit mondial, dans le dessein de sa transposition au plateau. Interprété par un casting exclusivement féminin comme la mise en scène de sa pièce fétiche sur l’attente, En attendant Godot, dans son pays natal sous pandémie.

À la croisée de l’intime et de l’Histoire, le récit scénique d’En Transit en poupées gigognes est aussi une manière inspirée d’interroger les totalitarismes d’hier et d’aujourd’hui. Rencontre.



Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le roman d’Anna Seghers, Transit, vertigineuse immersion dans l’esprit des réfugié.es et exilé.es?

Amir Reza Koohestani: Ces dernières années, je travaille souvent en Allemagne au sein de différents Théâtres à Berlin, Munich, Freigburg… Le Staatheater de Hambourg m’a proposé d’adapter pour la scène le livre d’Anna Seghers, que j’ai découvert dans sa version anglaise. Ceci alors que mes productions tournent depuis plus de 20 ans en Europe.

Parallèlement, il y eut l’incident que j’ai connu à l’aéroport de Munich autour de mon soi-disant «visa contesté». Je fus ainsi détenu en quelque sorte dans une zone de transit de ce non-lieu. D’où cette étrange coïncidence entre ma lecture alors en cours de Transit d’Anna Seghers et ma rétention au cœur de la zone aéroportuaire de transit, proche des cas de personnes réellement déportées - «deported cases» ou cas déportés ou d’expulsion, dans le langage administratif de l’immigration. Certaines expulsions ou renvois dans un pays tiers ou dit «d’origine» ont lieu avant toute audition devant un juge pour des personnes demandant l’asile, ndr.



Mais encore…

Anna Segers dépeint, au début des années 40, la survie et les tourments d’immigrants réellement bloqués à Marseille, pris en étau entre la mer et les troupes allemandes, sans guère d’issue. Si Marseille est alors située en zone libre, les fugitifs redoutent l'imminence d'une occupation totale de la France. Au port, les réfugiés qui pensaient avoir trouvés refuge en France sont dans l’attente d’un visa pour partir en direction du Mexique ou de l’Amérique. Dans ce microcosme, on croise des ex-combattants de la guerre d'Espagne, des déserteurs, juifs, écrivains, artistes et opposants allemands au nazisme, dont certains se sont réfugiés en France dès 1933. L’ensemble de la cité phocéenne figure une sorte de zone de transit, une aire d’attente massive.

Qu’est-ce qui vous touche dans cette histoire?

Le fait que l’auteure se serve de Marseille comme d’une métaphore désignant un entre-deux mondes. Où les êtres ne peuvent avoir véritablement un statut reconnu, ni une véritable identité. Cette dernière fait l’objet d’une inlassable quête. C’est une forme de paranoïa, un état schizophrénique entre ce qui n’est plus la terre natale mais nullement une nouvelle terre promise. Par de nombreuses dimensions et passerelles, elle ramène à la situation actuelle des personnes réfugiées en Europe notamment.

Quant à votre séjour contraint à l’aéroport de Munich?

J’étais naturellement dans une situation bien plus privilégiée, pouvant appeler manager, avocat et instances théâtrales afin de trouver une solution à cet imbroglio administratif. Or je me trouvais dans les environs immédiats d’immigrants qui ne disposaient d’aucune assistance juridique ou humanitaire. Pris, ils se trouvaient en état de choc. Comme des sortes de robots déglingués face à un cul-de-sac existentiel. Ces personnes avaient brutalement perdu tout ce qui faisait leur identité: le genre, la nationalité et le profil professionnel. Le plus étrange est que je venais de réaliser trois productions données au Münchner Kammerspiele (le théâtre bavarois à Munich fondé en 1911 par Erich Ziegel, ndr) à propos de la situation des immigrants en Allemagne





Qu’en avez-vous retiré comme metteur en scène?

Je me suis interrogé sur le public auquel je m’adressais par mon travail théâtral, tant les immigrants et les spectateurs d’un théâtre vivent dans des bulles radicalement dissociées. A mes yeux, le public théâtral partage peu ou prou une opinion commune sur ce qui devrait être fait en termes de droits humains.

Mais cela ne change fondamentalement rien aux conditions des immigrant et aux cas d’expulsion en zone aéroportuaire. Ce fut ma principale motivation en adaptant le roman de Seghers aux temps d’aujourd’hui.

Comment cela se présente-t-il au plateau?

Pour le résumer simplement, il s’agit d’une forme de lecture du roman Transit d’Anna Seghers dans une aire de transit comprenant de multiples caméras. Ceci afin de garder une trace de ce qui est réel ou non entre votre propre identité et celle que la société projette sur vous. C’est ma deuxième collaboration depuis 2018 avec La Comédie de Genève sous la nouvelle codirection assurée par Natacha Koutchoumoff et Denis Maillefer - Amir Reza Koohestani a imaginé Miss Julie, brève pièce en français inspirée de Mademoiselle Julie d’August Strindberg, ndr.





Avez-vous eu connaissance du réfugié iranien Mehran Karimi Nasseri, qui a inspiré Le Terminal, une comédie dramatique signée Steven Spielberg?

Oui, mais sur la base notamment d’un reportage réalisé sur ce réfugié iranien prisonnier d’un no man’s land. Il a vécu dans le terminal 1 de l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle pendant 18 ans, entre 1988 et 2006. Venu d'Angleterre, dont il s'est fait expulser, l’homme s'est retrouvé coincé à Roissy après le vol de son sac contenant ses papiers dans le RER. L’Iran du Shah lui a retiré son passeport iranien et l’Angleterre lui a refusé la citoyenneté britannique.

A mon sens, la situation des immigrants durant la Seconde Guerre Mondiale est assez similaire. A l’époque il s’agissait notamment de juifs, d’opposants au nazisme traqués sur sol européen. Et en attente d’une fuite vers des conditions de vie moins létales et impossibles. Ces personnes furent confrontées à une machine administrative absurde et à l’exploitation de passeurs.

Pour incarner votre rôle à l’aéroport de Munich, il y a Mahin Sadri, une comédienne avec laquelle vous collaborez depuis si longtemps au sein de votre Mehr Theatre Group.

Elle est une actrice éminemment instinctive travaillant essentiellement dans mes productions. A la découvrir en scène, vous oubliez souvent qu’elle joue, comme s’il s’agissait d’une situation bien réel tout en vous faisant sentir que vous êtes bien au Théâtre. J’en suis admiratif. Dramaturge multiprimée, Mahin Sadri est capable de créer une forme d’illusion, notamment grâce à son art accompli dans le jeu avec les accessoires, notamment le téléphone.



Propos recueillis par Bertrand Tappolet





En Transit

d’Amir Reza Koohestani

Avec Danae Dario, Agathe Lecomte, Khazar Masoumi, Mahin Sari



Du 23 février au 7 mars 2022 à La Comédie de Genève



Informations, réservations:

https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/amir-reza-koohestani-en-transit


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