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Il est mort. Et après? "Change l’état d’agrégation de ton chagrin" au Poche/GVE

Publié le 24.04.2018

 

Du 23 avril au 13 mai, le POCHE /GVE invite à se confronter au suicide d’un adolescent. Ou plutôt à l’impact de ce drame sur son entourage. Change l’état d’agrégation de ton chagrin ou Qui nettoie les traces de ta tristesse? (Ändere den Aggregatzustand deiner Trauer pour la version originale) est mis en scène par Anna Van Brée, qui avait déjà traité de la disparition d’enfants dans un spectacle précédent, Les Ogres. Il s’agit de la création en français d’un texte de Katja Brunner, jeune et prodige dramaturge, déjà comparée à Elfriede Jelinek pour la violence, l’élégance et la précision de son écriture.

A ce texte déjà très fort qui cingle entre drame, deuil, douleur et convenances, Anna Van Brée entend ajouter une part de théâtre et d’humanité. A ce que l’auteure a pris le parti de ne pas nommer directement, Anna Van Brée a choisi de se confronter – deuil, douleur, résilience –, avec opiniâtreté et fermeté. Pour un coup double?

 

Change l’état d’agrégation de ton chagrin ou Qui nettoie les traces de ta tristesse? aborde le suicide d’un adolescent. Et donc la mort d’un enfant, un sujet qui n’est pas étranger à votre travail de metteuse en scène.

J’ai déjà travaillé sur les mêmes thématiques avec Les Ogres (n.d.l.r.: en 2016), qui était un spectacle très personnel, alors qu’avec le texte de Katja Brunner, il y a plus de distance. Mais bien sûr, quand le POCHE /GVE me l’a proposé, ma première réaction a été de me dire: «Je suis une metteuse en scène de 50 ans spécialisée dans les enfants morts. Je vais me coltiner toutes les pieta et les mater dolorosa pendant encore dix ans!» (Rires) Mais c’était aussi l’occasion d’aller creuser un peu plus autour de la douleur, de la tristesse, de la résilience et du deuil.

 

La pièce a été créée à Lucerne en 2014. Avez-vous vu cette mise en scène?

Non. Si c’est un texte que je choisis, je sais exactement pourquoi je souhaite le monter. Mais dans ce cas, comme il m’a été amené, il fallait d’abord que je l’apprivoise. Cela ne m’aurait pas perturbé de voir une autre mise en scène, mais je n’avais pas non plus envie d’être influencée. Et j’étais plus préoccupée à savoir ce que je pouvais amener au texte de Katja Brunner, qui est extrêmement virtuose. Il résout tout: nous pourrions le mettre en scène en se plaçant derrière les mots, en se contentant de donner des séquences.

 

Mais vous avez opté pour une autre démarche.

Oui, et c’est un travail de plus-value qui appartient à l’équipe. Nous avons par exemple travaillé en questionnant le regard que les gens portent sur le deuil, sur la mise à disposition de la douleur. Quand on est ainsi devant un évènement tragique qui monopolise toute la communauté, jusqu’à quel point montre-t-on la douleur, jusqu’à quel point laisse-t-on les autres rentrer dans son intimité? C’est une ligne que nous avons tracée avec les comédiennes. Une mère, une «devenue-vieille», et une enfant – ou plutôt une jeune adulte – chacune se positionne différemment par rapport à cette question.

 

 

La pièce évoque la mort et le deuil. Une des particularités est qu’il n’est nulle part question de transcendance.

Dans le texte, nulle part. Mais nous essayons d’en amener un peu. Cela nous a amené à nous interroger sur les rituels que nous avons, en commun, face à la mort, qui est ici très abstraite. Dans le spectacle, les personnages sont d’abord tous réunis dans l’église pour la cérémonie. Ensuite il y une sorte de fragmentation entre personnage principaux et les autres. Et des retours où «tous» s’expriment. Tout comme la mère, la «devenue-vieille» et «L’enfant» du texte, les deux sœurs du disparu sont dans le cercle de la douleur, mais elles en sortent plus vite. Les autres, s’éloignent de la famille, deviennent critiques, et ne supportent plus par exemple de porter la douleur – qu’on leur impose – sur leur visage.

 

Comment abordez-vous l’humour corrosif du texte?

Il est déjà tellement cynique, dans son regard sur ce milieu «bobo-bio-thé vert-éthique» des personnages, que j’ai demandé aux comédiennes de rester en retrait. Alors qu’il est facile de critiquer, de moquer, il fallait au contraire aimer la petitesse de la parole. C’est une grande différence que j’ai très vite remarqué entre le théâtre flamand et le théâtre français, qui est beaucoup plus dans le jugement.

 

 

Vous avez mentionné une «envie de creuser»?

Nous essayons de respecter le texte de Katja Brunner au plus juste, et de le faire entendre pour ce qu’il est. Mais, une fois encore, nous avons besoin d’aller gratter. Le texte tourne autour des choses, nous essayons, avec les comédiennes, par le jeu, par une mise en jeu parfois totale, d’aller au centre. C’est un peu notre rituel.

 

Le spectacle assume une part de fantastique avec les interventions de la Mort, des vers et d’un renard. Comment les appréhendez-vous?

Ce sont des figures iconiques qui viennent surtout alléger le propos ou des tensions – ils ne font pas avancer l’histoire. Celle du renard m’intéresse tout particulièrement: il vit dans les franges, il vit à côté, mais avec la société. Et il a un rapport avec le jeune suicidé, puisqu’il est dit que c’est avec lui que l’enfant fuit.

 

Le suicidé est par ailleurs le grand absent du texte.

Oui, et des personnages donnent des explications à son geste – la peur de l’ennui, la violence. Mais sans le comprendre. Personnellement, je suis assez touchée par cette génération. Ils ne sont plus «contre» au sein de grands mouvements mais, ils sont politiquement très conscients. Ils essaient de trouver les réponses via une intransigeance individualiste ou par petits groupes. J’entrevois chez eux d’éventuelles nouvelles manières de se comporter par rapport au pouvoir, à l’argent. Il y a là quelque chose de très souple qui me donne beaucoup d’espoir. C’est normal que les personnages qui évoluent sur le plateau ne le comprennent pas. Et cela a contribué à nous faire imaginer d’autres espaces. Sous la scène par exemple, ce qui s’y déroule tient davantage de la performance. Les principaux personnages n’y ont pas accès, mais les spectateurs peuvent décider où ils regardent. Cela offre d’autres possibilités à la théâtralité.

 

Propos recueillis par Vincent Borcard

 

Change l’état d’agrégation de ton chagrin ou Qui nettoie les traces de ta tristesse?, une pièce de Katja Brunner mise en scène par Anna Van Brée à voir au POCHE /GVE du 23 avril au 13 mai 2018.

Renseignements et réservations au +41.22.310.37.59 ou sur le site du théâtre www.poche---gve.ch

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