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L’amour à mort

Publié le 10.01.2024

Mise en scène par Maya Bösch au Théâtre Saint-Gervais du 11 au 21 janvier, Quartett d'Heiner Müller est une pièce qui revisite les intrigues et les jeux de séduction du 18es. à travers le prisme d'une dramaturgie fragmentaire et abrupte.

Lointainement inspirée par le squelette du roman épistolaire de Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, la pièce se concentre sur les personnages emblématiques de la littérature libertine, la Marquise de Merteuil (Jeanne de Mont) et le Vicomte de Valmont ensorcelé de terreur face à la mort - Gilles Tschudi. En plusieurs tableaux ou rounds, les deux protagonistes se livrent à une joute verbale pugilistique et cynique, intense et mordante. Nous sommes plongés au cœur d’un jeu de miroirs noirs évoquant le travestissement de personnages qui accueillent plusieurs voix et rôles.

Dans un échange guerrier digne d’une partie d’échecs métaphysique mêlant Eros et Thanatos, Valmont évoque les ravages du temps, tandis que Merteuil répond avec des remarques cyniques sur la chair.

Quartett explore ainsi les thèmes de la manipulation, du pouvoir, de la séduction et de la décadence morale, tout en utilisant une structure dramatique délibérément fragmentaire. La pièce offre une vision subversive et provocante des relations entre le féminin et le masculin tout en interrogeant la nature même de la réalité et de la représentation théâtrale. Ou 75 minutes pour mourir. Rencontre avec Maya Bösch.



Dans sa pièce dense d’une vingtaine de pages, l’auteur jongle avec les masques, les mécanismes sociaux et théâtraux de représentations et les miroirs. Pourquoi Heiner Müller, dont vous avez déjà monté Hamlet Machine, fascine?

Maya Bösch: Les textes d’Heiner Müller m’ont depuis toujours fortement intéressée. Ils permettent un retour aux fondamentaux du théâtre et les raisons pour lesquelles je fais ce métier. Quartett représente une telle destruction, compression et densité. Cela laisse une immense liberté à la metteure en scène. À moi donc de recomposer le puzzle sous un autre regard d'aujourd'hui.

En 1980, avant donc la Chute du Mur de Berlin dans la perspective d’un nouveau conflit mondial, l’écrivain allemand aborde un sujet réputé intouchable sous une forme fragmentaire et une écriture hétéroclite. Ceci en se demandant notamment où commence et où s'arrête l'amour? C'est ainsi que Müller ouvre à un champ de bataille, où les personnages sont démasqués, dévoilés, sous plusieurs visages, masques et motifs.



Sur la dévastation imaginant «un bunker de la troisième guerre mondiale» dans la pièce.

Cela fait des années que je souhaite me frotter à ce matériau face à une œuvre emblématique de la culture littéraire européenne. Il y a chez l’auteur une manière de déconstruire un texte, mais aussi des corps de la littérature classique, comme un enfant pourrait s’attaquer à une poupée en la démantelant. Cela dans le but de regarder ce qui s’y trouve à l’intérieur.

Par sa force poétique, Müller parvient à mêler les temporalités dans une pièce se situant notamment quelques années avant la Révolution française et écrite près de dix avant la Chute du Mur. Il est donc question du temps, la manière dont il brise et fracture les corps singulièrement.

«Faille de la création», le temps est dépeint tel un abîme «sans fond» qui emporte tout dans son sillage.

Le temps s’inscrit dans les strates multiples qu’explore l’écriture de Müller. «Seule la mort est éternelle», lit-on dans Quartett. Dans ce temps qui tourne littéralement, concrètement, autour de lui-même, il y a le vide.

L’affrontement entre Merteuil et Valmont débute par ses mots de la Marquise au Vicomte: «Vous êtes à l’heure». Dès lors, il existe ici temporellement dans la mise en scène de la pièce, 75 minutes pour mourir.





Sur l’amour et la guerre...

On peut se demander si cet amour passé, qui n’est plus là, les deux protagonistes de la pièce essayent de le conquérir. Valmont et Merteuil savent parfaitement devoir mourir. Pour peut-être s’aimer dans la mort. Si la mort dépeint le temps qui passe, il y a aussi une vraie place pour la guerre dans Quartett. L’histoire d’amour rattachée à l’infiniment petit de l’humanité se rattache aussi à l’infiniment grand de la guerre. Il y a donc ici ce temps de l’humanité, de l’humain. Et notre incapacité d'être des humains. Ce qu'on contemple, en regardant Quartett, c'est la chute de l'humanité.

Pour l’auteur, le temps est à la fois une perspective que le découpage entre passé, présent et futur. Mais on relève également ce temps vide de l’humanité. L’humanité qui ne peut se mettre en relation avec l’Autre. Voici la faille de la création, la limite de l’humain.

À l’intérieur de la pièce, vous repérez huit tableaux...

Il s’agit d’une structure dramaturgique et d’un choix de mise en scène. La pièce ne contient pas huit rounds ou tableaux décrits comme tels. Ainsi lorsque Merteuil est seule. Ou quand les deux personnages se mettent à jouer des rôles. Merteuil et Valmont sont alors en représentation. Ou jouent des rôles qui les représentent. Cette dramaturgie posée sur un texte me permet d’y trouver un rythme.

Vos choix scénographiques?

Lorsque la pièce évoque un salon pré-révolutionnaire ou un bunker de guerre mondiale, il s’agit de travailler avec quelques signes, une symbolique. D’où le choix d’un espace minimaliste qui bouge beaucoup. Le pari de réussir à évoquer par ces signes épurés un salon aristocratique d’avant la Révolution qui serait aujourd’hui un salon bourgeois. Un lieu à déconstruire.

En fait, nous sommes dans une sorte de no man's land. Soit un nulle part mais qui est toutefois situé par ces éléments symboliques dans le décor. Ce qui donne sur le plateau un univers très abstrait.





Le titre Quartett évoque la musique, le jazz. Comme avez-vous travaillé avec l’artiste sonore Rudy Decelière?

Nous sommes restés extrêmement proches du texte. D’un point de vue dramaturgique, le son s’infiltre dans le texte pour en ressortir épisodiquement. La création sonore apparait donc intimement liée aux mouvements et tableaux imaginés pour cette pièce. Mais la pulsion essentielle de Quartett est traduite, passée par l’actrice et l’acteur. À partir de ces corps, viandes et transpirations comme les donne à voir Müller, le son vient à les traverser. Ou il ouvre un autre espace, voire creuse des abysses à travers les différentes architectures mobiles et changeantes de la pièce et de ses lumières.

Merteuil se campe en manipulatrice des hommes. «Vous n’êtes que le véhicule inanimé de la jouissance de la femme qui vous utilise...», dit-elle.

Le metteur en scène américain Robert Wilson me semble avoir suggéré que Quartett pourrait être un monologue féminin. Merteuil passerait tout le texte de manière polyphonique. Avec Rudy Decelière, nous travaillons la polyphonie sous un angle sonore. Elle se retrouve également déployée entre Jeanne de Mont et Gilles Tschudi.

Nous nous trouvons possiblement entre l’homme, l’animal et la machine dans ces retrouvailles entre deux anciens amants orchestrées jusqu’à la mort par Müller. Non sans humour d’ailleurs. C’est aussi une pièce de femmes. Prenez cette réplique de Valmont: «Je crois que je pourrais m’habituer à être femme» Le dédoublement est passionnant, tant la femme, qui a sa masculinité, va sur le terrain de l’homme. Et vice-versa. De plus, Valmont et Merteuil le font sous les traits d’autres personnages. Et se dédoublent encore et toujours*.

Quels sont ainsi les buts de votre mise en scène?

Au final, les corps réels du spectacle vivant se déroulant sous nos yeux deviennent de plus en plus hybrides. Toute la mise en scène vise alors à démultiplier, échanger, pluraliser. À briser la dualité, ouvrir et multiplier perspectives à travers ce dernier effort et round. Et avant la chute finale.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Quartett
Du 11 au 21 janvier au Théâtre Saint-Gervais

Heiner Müller, texte - Maya Bösch, mise en scène
Avec Jeanne de Mont et Gilles Tschudi

Informations, réservations:
https://saintgervais.ch/quartett-quand-merteuil-assassine-valmont-ou-linverse/


*Dans un incroyable jeu des rôles, Merteuil endosse le rôle de Valmont et Valmont prend celui de La Tourvel. Valmont campe ensuite son propre rôle face à Merteuil qui passe celui de Cécile de Volanges. D’où le titre de la pièce, Quartett, ndr.