Social Tw. Fb.
Article

L’amour à mort

Publié le 29.09.2024

Au Amis Musiquethéâtre de Carouge, du 1er au 20 octobre, la mise en scène de Phèdre de Racine par Françoise Courvoisier et José Lillo s’attache à réexaminer la tragédie racinienne notamment sous l’angle des non-dits et des conflits intérieurs insolubles.

Pour en livrer une version voulue profondément humaine et actuelle dans ses questionnements. Inspirée notamment de la mythologie grecque et de la vie de son auteure, l’intrigue met en scène le destin tragique de Phèdre, épouse du Souverain Thésée, consumée par un amour interdit pour son beau-fils Hippolyte.

Dans ce qu’il considère comme sa meilleure pièce, Jean Racine voit son héroïne comme «pas tout à fait coupable et pas tout à fait innocente». La tragédie explore des thèmes tels que la passion dévorante, la culpabilité et le poids du destin. Avec une grande économie de moyens et une intensité dramatique caractéristique du style racinien. Et digne des meilleurs thrillers à suspens.

La mise en scène met en avant la lutte intérieure des personnages tout en soulignant la force poétique des vers raciniens. En ces temps troublés, cette approche offre une réflexion sur la responsabilité humaine face à la fatalité, questionnant si nous pouvons encore être maîtresses et maîtres de nos destins.

Rencontre avec Françoise Courvoisier (Phèdre) qui met en scène aux côtés de José Lillo (Hippolyte) ce joyau noir de l’œuvre de Racine comme le rappelle José Lillo dans sa note d’intention.



Comme vous est apparu ce texte?

Françoise Courvoisier: J’ai eu d’abord un coup de cœur pour la beauté de la langue, la somptuosité des vers.

À ce titre, cet intérêt pour Racine, mais aussi pour Baudelaire est resté intact depuis ma jeunesse. À dix-huit ans, je me souviens ainsi avoir interprété une scène de la pièce pour le concours d’entrée au Conservatoire de Paris. Celle où Phèdre déclare son amour illicite à son beau-fils Hippolyte.

Si Racine ne donne pas d’âge à l’épouse de Thésée, Phèdre, et aux autres protagonistes, il me semble qu’il faut vraiment une maturité et une longue expérience de la scène pour jouer ce rôle. D’où le choix d’actrices et d’acteurs d’expérience pour servir cette création. Ceci afin de pouvoir restituer au plus juste les tourments de leurs personnages.

N’est-il pas ainsi nécessaire de puiser dans ses émotions pour incarner Phèdre? Par ailleurs, cette pièce permet de prendre la dimension proprement inouïe de la psychologie humaine.



Une grande richesse dans cette pièce?

Elle permet une exploration sans fin de l’âme humaine donnant accès à de multiples couches de sens. Dont la psychanalyse. On devine que tous les personnages de la pièce n’en forment qu’un, Racine. En fait, l’auteur se projette beaucoup dans la figure de Phèdre ayant vécu des situations psychologiques et intimes parfois similaires.

Par ailleurs, au plan des rôles, il est étonnant de relever que la pièce compte cinq personnages féminins pour trois masculins. Racine a toujours mis les femmes à l’honneur et en valeur dans son œuvre théâtrale. Que l’on songe à Agrippine, Andromaque, Bérénice ou Phèdre.

À sa première apparition, Phèdre confie: «Je ne me soutiens plus, ma force m'abandonne.» Qu’est-ce que cela fait de passer l’une des plus grandes héroïnes du théâtre débutant en sous-régime burn-out la faisant littéralement flageoler selon elle?

Phèdre est mourante. Pour mémoire, elle n’a plus mangé ni dormi depuis trois jours à son entrée en scène. Le début de la tragédie a sans doute été un défi et une difficulté pour les comédiennes qui ont incarné le personnage de Phèdre.

Le dilemme intéressant techniquement pour une actrice? Comment jouer un personnage dépourvu de force et de ressources intérieures alors qu’il est souvent souhaitable d’entrer sur scène pleine d’énergie. Il faut ici vraiment donner l’image d’un être qui va s’effondrer.

Et pourtant...

L’espoir revient à Phèdre à la fin de cette scène 3 du Premier Acte apprenant que Thésée est mort.Sa nourrice et confidente Oenone lui confie ensuite à la cinquième scène: «Vivez, vous n'avez plus de reproche à vous faire./Votre flamme devient une flamme ordinaire.» Par cette possibilité d’une lumière au bout du tunnel, l’héroïne de Racine renaît alors.





D’autres dimensions de cette scène?

Oui. La pièce est une forme d’hommage à l’amour. Sans l’amour, l’être humain est perdu, suggère l’auteur.

Il est vrai que toutefois la troisième scène de l’Acte I du dialogue entre Phèdre et Oenone ne peut se dérouler dans une atmosphère de grande vigueur. Or le dynamisme colérique du personnage principal revient à l’évocation d’Hippolyte par Oenone qui réplique à Phèdre:

«Hé bien, votre colère éclate avec raison./J'aime à vous voir frémir à ce funeste nom./Vivez donc. Que l'amour, le devoir vous excite.»

Que pensez-vous de la pièce, par exemple à notre ère MeToo?

C’est une question intéressante. Au regard de MeToo ou non, je trouve que la tragédie de Racine témoigne d’une assez grande largeur d’esprit chez Hippolyte. Dans le sens où ce fils de Thésée et d’une Amazone ne dénonce pas Phèdre et la passion amoureuse incestueuse qu’elle a pour lui.

À mes yeux, Hippolyte est éminemment un héros féminin. Pour mémoire, Hippolyte est dans l’ombre de son père qu’il respecte plus que tout. Dès lors, il ne pourrait jamais avouer la possibilité d’un inceste. Ce personnage fait preuve de toutes les délicatesses afin de ne pas toucher à l’honneur du père.

Par rapport à MeToo, il pourrait s’agir toutefois d’un cas de non-dénonciation d’une volonté d’inceste. Au final, Hippolyte se sacrifie pour l’honneur paternel.

Il y a trois morts subites dans Phèdre.

Hippolyte est le premier à mourir précisément par ce qu’il ne dénonce pas. Phèdre se suicide car elle perd son amour et en plus par sa faute. Comme dans nombre de tragédies, cette femme de Thésée, fille de Minos se tue par remords. Ce qui est compréhensible.

Sa nourrice, Oenone, met fin à ses jours puisqu’elle perd sa fonction qui était de protéger Phèdre. Ce qu’elle n’a pas réussi. Perdant l’amour de sa maîtresse, elle ne peut que mourir.





Vous posez cette question sur le site du Théâtre des Amis: «Phèdre est-elle victime de la colère des Dieux ou coupable d’une flamme bien humaine et irrépressible?»

Dès la lecture de la préface à sa pièce signée Racine lui-même, nous avons été frappé José Lillo et moi de l’avis de l’auteur avançant que Phèdre «n’est ni tout à fait coupable ni tout à fait innocente». N’est-ce pas l’une des bases possibles de la justice dans son cas? Il n’est donc ici pas souhaitable dans la lecture du personnage de Phèdre de tout mettre sur les épaules des Dieux tout en se délestant de sa part de culpabilité et de responsabilité dans les issues tragiques de la fable.

Qu’est-ce qui fait encore l’acuité de Phèdre?

Cette pièce soulève des questions fondamentales, vibrantes et actuelles sur le libre-arbitre et la destinée ainsi que sur la responsabilité et son contraire. Elle aborde aussi la dimension de l’hérédité. Hier mythologique, aujourd’hui génétique.

Des comportements et caractères, attitudes et réactions peuvent donc être issues, en partie, de générations antérieures. À mon sens, lorsque Racine évoque les Dieux, il s’agit d’un dialogue avec la conscience.

Dès lors, qu’en est-il de la dimension mythologique?

La mise en scène la dévoile. De fait, même si nous ne sommes pas croyant.es, l’on a néanmoins la tendance à regarder vers les cieux. Qui n’a pas dit un jour: «Mais qu’ai-je fait au Bon Dieu?» Ou «Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?» Ce dialogue avec les Dieux est finalement le dialogue avec tout ce que l’on ne comprend pas. Un dialogue avec soi-même. Ainsi Phèdre est animée d’un désir qu’elle ne peut contrôler.

Il est aussi question de mensonges...

Il me revient que Louis-Ferdinand Céline disait: «Il faut choisir, mourir ou mentir». Phèdre n’est pas si éloignée de ce constat. Si l’on ne peut dire continûment la vérité à une personne, se taire revient souvent à imploser dans les non-dits.

Psychologiquement, les non-dits peuvent donc rendre malade. Quand s’ouvre la pièce, Phèdre aime en secret Hippolyte depuis qu’elle l’a vue pour la première fois, il y a vingt ans à Athènes. À peine mariée à Thésée, elle se rend compte que cela fait tout ce temps qu’elle paye littéralement pour cet amour. Et cela la rend gravement malade.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Phèdre,
Du 1er au 20 octobre 2024 aux Amis Musiquethéâtre, Carouge

Jean Racine, texte - Françoise Courvoisier et José Lillo, mise en scène
Avec Françoise Courvoisier, Juliana Samarine, Linna Ibrahim, José Lillo, Sophie Lukasik, Patricia Mollet-Mercier, Nicolas Rossier et Claude Vuillemin


Informations, réservations:
https://lesamismusiquetheatre.ch/phedre/

Filtres

Nous utilisons des cookies pour vous garantir une expérience optimale sur notre site web. En continuant à naviguer sur le site, vous acceptez notre utilisation des cookies.

ACCEPTEZ & FERMER Annuler