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L’Histoire mondiale de ton âme

Publié le 05.04.2019

 

Quelle histoire, ou plutôt quelles histoires! Jusqu’au 14 avril, joués trois par trois, six textes de trente minutes, chacun composé de trois mouvements pour trois interprètes, questionnent notre rapport au monde au POCHE /GVE, une occasion rare de voir plusieurs théâtralités en une soirée. Signés Enzo Cormann, mises en scène par Philippe Delaigue, ces courtes pièces font partie d’un projet monumental intitulé L’Histoire mondiale de ton âme: un grand ensemble dramatique de 99 formes courtes, dont le premier tome, Les créatures ne veulent pas être des ombres, paraît le 10 avril aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

«À l’inverse de certains shows contemporains, ce vivarium théâtral expose une collection de présences intranquilles, hantées par l’inconsistance, la superfluité et l’oubli.» Rencontre avec Philippe Delaigue – pour qui l’interpersonnel est une politique –, à la tête du département «Acteurs» de l’Ecole Nationale Supérieure d'Arts et Techniques du Théâtre de Lyon et artiste associé à Château-Rouge à Annemasse, où l’aventure a débuté en janvier avec les trois premiers textes.

 

Votre projet intègre la saison_ensemble du POCHE /GVE, une évidence?

C’est grâce à des projets «ensemble» qu’on peut aller plus loin, et le POCHE /GVE est un soutien précieux pour des projets hors normes et singuliers tels que celui-ci. Par exemple, les représentations se répartissent sur quinze jours, ce qui n’est pas courant en France, voire extrêmement difficile. De plus, cette collaboration nous a permis de rencontrer deux acteurs suisses, Jean Aloïs Belbachir et Roberto Garieri, un vraie belle rencontre.

 

Enzo Cormann et vous formez un duo qui s’impose comme une évidence depuis des années. Comment travaillez-vous?

Nous nous sommes d’abord rencontrés il y a fort longtemps dans nos travaux respectifs, moi comme metteur en scène et lui comme auteur, mais au fil des années nous avons expérimenté toutes sortes de collaborations puisque j’ai joué aussi bien sous sa direction que lui sous la mienne, et que nous avons plusieurs fois créé des mises en scène ensemble. Nous avons également élaboré plusieurs travaux de formation pour le spectacle de sortie d’écoles de jeunes acteurs. Ce sont ces collaborations diverses qui nous définissent l’un et l’autre et renforcent notre travail dans une sorte de complémentarité qui s’élargit toujours plus à travers nos diverses pratiques.

 

 

Comment qualifier l’écriture d’Enzo Cormann?

On pourrait parler de nouvelles théâtrales, un calibre qui correspondrait à ce qu’est la nouvelle pour le roman. Cependant, c’est du pur théâtre, et même si certaines de ses formes empruntent au théâtre épique, ou comprennent des monologues, il s’agit de théâtre dialogué, pensé et écrit pour les acteurs. Chaque pièce est une petite machine à jouer, ce qui m’a le plus séduit dans cette aventure d’auteur et d’acteur. Si la langue peut paraître châtiée à la lecture par sa précision et sa luxuriance, l’écriture d’Enzo se révèle au plateau, à travers l’acteur qui la rend accessible à tous. En tant que metteur en scène, c’est vraiment ce plaisir d’acteur qui m’intéresse, et qui doit devenir, possiblement, un plaisir de spectateur. D’ailleurs, cela s’est révélé à la première de la pièce Les limitrophes ce lundi: alors qu’à la lecture on découvre une fable métaphorique complexe et onirique, une fois mise en scène, le public nous a montré qu’elle avait aussi une puissance comique insoupçonnée.

Pour répondre au protocole rédactionnel défini par Enzo dans ce projet, j’ai déterminé les conditions de fabrication de ce spectacle où chaque pièce doit être construite en une semaine, un temps accordé aux répétitions des acteurs, mais aussi aux concepteurs de la scénographie, de la lumière. Des conditions un peu folles peut-être, mais qui nous guident vers l’essentiel: les acteurs et la langue.

 

Où ce projet pharaonique puise-t-il sa source?

En 2016, Enzo a décidé de ne plus écrire pour le théâtre que des formes brèves, en trente minutes en trois mouvements pour trois acteurs, un format manifestement très inspirant pour lui. Il m’en parle, me fait lire ces premières formes et immédiatement je suis passionné, car de mon côté, cela fait des années que je commande des pièces de cette durée à des auteurs. D’une part parce que les formes brèves permettent d’être jouées en itinérance dans des lycées ou des collèges par exemple, mais aussi parce qu’elles assurent au spectateur de ne pas aller au-delà de trente minutes – du coup il peut se dire avec soulagement parfois (sourires), que si l’une ne lui a pas parlé complètement, une suivra dans laquelle il entrera, puisque chaque forme propose une théâtralité différente.

 

 

Dans Les limitrophes, un certain Zackman dit: «Je ne sais plus qui je suis /non je veux dire où j’en suis.» Derrière chaque pièce, il y a l’envie de philosopher avec le néophyte, de rendre palpable des notions métaphysiques à l’image des mythes antiques.

Particulièrement dans Les limitrophes, je pense même que cette pièce traite exactement du sujet générique de l’aventure, emprunté à Kafka dans le titre de ce projet: «Loin, loin de toi, se déroule l’histoire mondiale, l’histoire mondiale de ton âme», extrait de Préparatifs de noces à la campagne. Quelle est la limite entre soi et le monde? Sommes-nous le monde? Le monde est-il en nous? Les mots du personnage de Zackman, comme tous les autres, nous montrent à quel point cette limite est poreuse. En outre, cette pièce offre un double regard sur le monde et sur l’art dramatique, le méta-théâtre cher à Enzo, une forme qu’on retrouvera à plusieurs reprises dans l’œuvre complète.

 

Enzo Cormann sera lui aussi sur scène, un talent qu’il a trop peu exercé selon vous?

C’est vrai, d’ailleurs Enzo ne se définit pas comme acteur, pourtant c’en est un très bon. Il est souvent monté sur scène, notamment pour des performances d’acteur avec des musiciens de jazz, mais je crois qu’il recherche aujourd’hui une vraie pratique d’acteur. Peut-être depuis la pièce Hors-jeu créée au Festival d'Avignon en 2014, d’abord écrite pour plusieurs acteurs, que j’ai finalement montée avec Enzo seul en scène. Une pièce que nous avons tournée 70 fois dans les trois dernières saisons. Si Enzo ne conçoit pas un jour sans écrire, j’ai l’impression que la grandeur et la servitude du métier d’acteur sont pour lui un grand moteur.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

L’Histoire mondiale de ton âme: Trou noir / N’importe qui / Les limitrophes / Le truc / Le pays des femmes / A good story

Six pièces d'Enzo Cormann mises en scène par Philippe Delaigue à découvrir 3 par 3 au POCHE /GVE du 1er au 14 avril 2019.

Renseignements et réservations au +41.22.310.37.59 ou sur le site du théâtre poche---gve.ch

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