La justice se met à table
Un simple représentant de commerce victime d’une panne de voiture, Alfredo Traps, 45 ans, devient l'accusé d’un procès absurde orchestré par d'anciens étranges magistrats et figures vieillissantes d’un passé suranné.
Traps se croit innocent. Mais...
Ce huis clos explore la frontière trouble entre jeu et réalité. Le rituel judiciaire, grotesque et décadent, se déploie autour d’un festin opulent. La parole, arme redoutable, transforme un simple dîner carné et alcoolisé en une machination implacable dans ce qui est aussi un thriller.
La mise en scène met en lumière l'absurdité d'une justice humaine dévoyée, où la manipulation et l'illusion prennent le dessus sur la vérité. À travers des dialogues incisifs et ironiques, la pièce interroge la fragilité du système judiciaire, tandis que l'atmosphère étouffante du banquet renforce l’impression d’une mascarade macabre. Elle reflète le cynisme de ces personnages pour qui la justice n’est qu’un prétexte à la jouissance.
Cette collaboration internationale donne à cette satire noire et mordante une dimension universelle, où le pouvoir des mots et la quête de culpabilité révèlent les dangers des jeux de pouvoir. Entretien avec le metteur en scène Gabriel Alvarez.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce vrai-faux procès imaginé par Dürrenmatt en 1958 (roman, pièce radiophonique et pièce de théâtre)?
Gabriel Alvarez: Cette réalisation est d’abord l’occasion d’une belle coproduction avec le Pequeño Teatro colombien. Il fêtera son demi-siècle d’existence l’année prochaine.
Si Friedrich Dürrenmatt (1921 - 1990) se révèle un auteur populaire dans certains pays latino-américain, étant l’un des écrivains suisses les plus traduits au monde, La Panne offre aussi la possibilité de boire et de manger tout en critiquant le sens de la vérité et celui de la justice affranchi des lois dans la pièce.
Dès lors, travailler sur ces thématiques m’a paru pertinent avec trois comédiennes et comédiens de Colombie et trois autres issu.es du Studio d’Action Théâtrale que j’ai le plaisir de diriger.
Engagé, l’écrivain de romans policiers et de théâtre est aussi un passionnant peintre et dessinateur autodidacte de talent.
Son œuvre visuelle gravite notamment autour de thèmes mythologiques grecs, de la Bible et du vin avec Les Noces de Cana vues comme une saoulerie collective. Mais aussi la mort, la solitude, la chute, l’absolu. On compte aussi des autoportraits introspectifs.
Dürrenmatt aimait à dire: «Je peins comme un enfant; mais je ne pense pas comme un enfant. Je peins pour la même raison que j'écris: parce que je pense.»
Si l’on souhaite mieux comprendre ses écrits, il est utile de connaître sa peinture et ses dessins. De fait, dans le processus de construction des personnages, nous avons beaucoup travaillé sur l’iconographie de l’écrivain.
L’artiste bernois est avant tout un philosophe. Toute son œuvre théâtrale recèle un fond philosophique très fort. Elle reflète une forme de nihilisme et de relativisme sur ce que sont la justice et la liberté. Des sujets que nous voulions développer en échange avec la Colombie.
En alliant réflexion philosophique et polar, La Panne renoue avec les thématiques clés universelles chères à Dürrenmatt, la toute-puissance des mots, la violence, la culpabilité et le pardon, la justice et l’injustice.
Formellement, il s’agit d’une adaptation théâtrale d’un court roman. L’auteur s’interroge sur la possibilité même de raconter des histoires aujourd’hui pour un écrivain. Que se passe-t-il si l’auteur renonce à parler de lui, ses espérances ou ses échecs? Ou s’il ne veut pas donner dans le romantisme, voire le lyrisme.
Pour lui, si des gens écrivent à son époque, c’est essentiellement pour se raconter eux-mêmes. Il n’y voit strictement aucun intérêt sous l’angle littéraire. À mes yeux, La Panne reste toutefois une pièce autobiographique.
On connaît ainsi l’homme Dürrenmatt, un bon vivant appréciant de bien boire et manger. D’où ce festin, où un juge met en place à domicile un simulacre de procès nocturne avec comme invités ses acolytes de la défense et du procureur.
Ce qui m’attire chez Dürrenmatt? Son théâtre grotesque. La comédie ici noire répond pour lui à un besoin de parler du monde, où la tragédie n’a plus aucun sens comme forme théâtrale à ses yeux. «Si l'on ne prend pas le risque de la fiction, le chemin de la connaissance reste impraticable», affirme l’écrivain dans son ouvrage, La Mise en œuvres.
Il fait songer à un repas désordonné du procès... Il s’agit d’une mise en abyme. Les protagonistes y jouent à la fois à boire et à manger ainsi qu’un procès débarrassé du code pénal et des lois qui encombraient le Juge alors qu’il était jadis en activité. Si l’invité fortuit d’un soir est d’accord d’endosser le rôle de l’accusé, il se croit innocent et sans crimes. Sauf que jamais une personne n’est vraiment innocente, suggère l’écrivain bernois.
Alfredo Traps parcourt les routes suisses à raison de 600 kilomètres par jour pour son travail d’agent de commerce. Homme supposé ordinaire, il se pique au jeu, boit trop et se retrouve à trop en dire. Sauf que les autres convives lui assurent vite qu’ils trouveront des éléments à sa charge.
Les rôles sont parfois amenés à s’inverser, voire à s’échanger entre le criminel et l’avocat, par exemple. Le mot de "jeu" au cœur de ce banquet et simulacre de procès est sans doute le terme le plus important de la pièce.
Les personnages imaginés par Dürrenmatt, dramaturge de renom, s’amusent non sans cruauté tout le temps.
Dans nombre de langues pour parler de la pratique théâtrale, ne dit-on pas le jeu théâtral?
Je dirai qu’il se prend au plaisir du jeu. Sous l'effet euphorisant du banquet, Traps se livre volontiers sur sa vie sans réaliser que l'interrogatoire a déjà commencé. Il fait preuve d'imprudence en partageant des détails apparemment anodins: on le surnomme Casanova, il vient d'obtenir une promotion en tant qu'agent général.
Était-il prêt à tout dans le monde impitoyable des affaires?
Mais pour le procureur du procès fictif sans réelles règles, les confidences de Traps, un personnage médiocre, ont une tout autre signification. L’accusé révèle ainsi qu'il a eu une liaison avec la femme de son supérieur, Gygax - un homme aujourd'hui décédé, une coïncidence troublante. Dans sa mise en jeu du théâtre dans le théâtre, "La Panne" est une pièce sur la manipulation de l’individu.
Elle a la forme d’un huis clos ritualisé se tenant dans une salle à manger où s’enferment volontairement les six personnages, dont trois femmes de loi dans notre version.
En son centre, est dressée une table. Elle ressemble à un autel.
La nourriture du repas, elle, est présente dans les pièces, ses portraits et les caricatures conçues sur un coin de table de restaurant par Dürrenmatt.
Nous avons ainsi collaboré avec le plasticien et cuisinier Cyril Vandenbeusch. Les plats concoctés et amenés revêtent alors un aspect «monstrueux», sanglant et grotesque.
Je ne puis évidemment tout révéler. Mais pour mémoire, la pièce La Panne est moins un repas gargantuesque que ce que présente le roman.
Les personnages de la pièce finissent ivres-morts. Et ils règlent leurs comptes aux Dieux, Venus, Jupiter, Mars et Saturne. Des figures mythologiques auxquelles Dürrenmatt consacre de magnifiques poèmes.
La Panne
Du 8 au 20 octobre au Galpon, Genève
Gabriel Alvarez, mise en scène - Friedrich Dürrenmatt
Avec Clara Brancorsini, Albeiro Pérez, Andres Moure, Omaira Rodriguez, Justine Ruchat, Hèctor Salvador Vicente
Informations, réservations:
https://galpon.ch/spectacle/la-panne/
Dans le cadre du Temps fort Échanges et en partenariat avec la Fête du Théâtre.
Ce spectacle partira en tournée en Colombie du 14 au 30 mars 2025.
Friedrich Dürenmatt est représenté par L’ARCHE – agence théâtrale www.arche-editeur.com