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La vérité sous tension

Publié le 26.03.2023

Dans le Sud des États-Unis ségrégationniste, un groupe de Blancs agresse deux Noirs dans le train par goût du lynchage. L'un des Noirs s’échappe, mais est poursuivi au prétexte fallacieux d’avoir tenté de violer une femme dans un wagon. Cette femme, une prostituée blanche, est piégée dans un choix apparemment impossible. Un choix entre le mensonge pour satisfaire des hommes de pouvoir et l’exclusion en innocentant l’homme noir faussement accusé de crime. Voici le pitch de La Putain respectueuse, de Jean-Paul Sartre, à l’affiche du Poche dès le 27 mars.

La pièce y fut créée il y a 75 ans. Inspiré d’une histoire vraie, la pièce bruisse toujours d’échos à des réalités violentes et discriminatoires dénoncées par les mouvements Black Lives Matter et MeToo dans un monde où l’on stigmatise encore et toujours. Sartre l’affirme: «Dans n’importe quelle circonstance, dans n’importe quel temps et dans n’importe quel lieu, l’homme est libre de se choisir traître ou héros, lâche ou vainqueur. En choisissant pour lui-même l’esclavage ou la liberté, il choisira du même coup un monde où l’homme est libre et esclave – et le drame naîtra de ses efforts pour justifier ce choix.»

Dans sa défense quasi morale de la vérité, Lizzie qui doute, prouve que rien n’est aussi tranché et que la liberté se conjugue avec une forme de servitude subie que la mise en scène de Selma Alaoui entend interroger. Ce théâtre de situations extrêmes s’inspire résolument autant de Brecht que du vaudeville et de la comédie. Son souffle est court, tendu, neuf scènes qui composent deux tableaux. Dialogue avec la metteure en scène Selma Alaoui.



Pourquoi monter La Putain respectueuse aujourd’hui?

Selma Alaoui: D’abord parce que la pièce raconte l’histoire d’une chasse à l’homme noir par des hommes blancs racistes. Ceci dans le contexte historique de l’Amérique ségrégationniste au sein d’un État sudiste. Cet homme noir se confronte à une femme blanche qui est prostituée. Elle est issue d’une classe sociale moins favorisée que celle des hommes blancs qui l’entourent.

D’un côté un homme noir privé socialement de pouvoir. De l’autre une femme blanche défavorisée, mais qui a la faveur de certains hommes de pouvoir. Il existe ainsi plusieurs figures masculines dans la pièce, la police, un Sénateur et son fils comme autant de variantes de la puissance politique, sociale et financière. Il y a du coup une forme de friction entre ces univers qui se rencontrent s’entrechoquent. C’est une œuvre datant de l’immédiat après-guerre tout en demeurant d’une grande acuité dans ses thématiques brûlantes. Que ce soient les violences policières, les discriminations classistes et racistes.



Comment percez-vous le théâtre sartrien?

La pièce est née d’une période où peut encore exister une forme de théâtre fuyant le naturalisme tout en ne s’inscrivant pas dans le genre déclamatoire et tragique. Cette œuvre courte se veut percutante dans l’écriture. L’une de ses qualités? Ses parties dialoguées extrêmement toniques. Elles ont une forte dimension cinématographique tout en sachant rester du pur théâtre.

L’auteur y insère des quasi-citations de sa pensée existentialiste. Sartre reprend aussi certains archétypes du théâtre de boulevard et du vaudeville. J’ai été sensible à une certaine drôlerie dans l’abord des personnages blancs dominants. Ce sont des suprémacistes racistes chez qui on peut déceler dans le texte de Sartre, une capacité de séduction et de roublardise.

L’une des scènes confronte Fred, le fils du Sénateur, à Lizzie. Il lui promet une certaine opulence et des domestiques noires contre son silence.

Pour ce personnage féminin manipulable et manipulé, il est beau de voir chez l’auteur les interrogations propres à sa philosophie: Qu’est-ce que notre liberté? Que peut-on choisir jusqu’à un certain point? On comprend que le personnage de Lizzie a eu des soucis avec la police et elle est abruptement plongée dans une affaire pouvant lui occasionner des démêlés avec la justice. Ce qu’elle souhaite éviter à tout prix.

Dans le même temps, elle est animée d’une forme de "morale". Ainsi elle déclare à plusieurs reprises au cours de la pièce ne pas vouloir mentir et envoyer une personne à la police. Elle est aussi pressée de toute part devant céder face aux hommes de pouvoir. Des personnes possédant l’argent et les moyens d’oppression et de violence institutionnalisée (la police) à leur disposition. Ainsi Fred vient à lui proposer monts et merveilles contre un faux témoignage.





Vous avez abordé sous un jour nouveau le personnage de Lizzie?

C’est ce que je souhaitais interroger dans la pièce de Sartre. Cette femme et prostituée a développé une forme de résistance. J’ai travaillé à la lumière de cet angle d’approche avec la comédienne Jeanne de Mont qui l’incarne. On peut parler de résistance consciente et inconsciente. Si c’est une femme qui est dans l’oppression, elle met néanmoins plusieurs scènes et deux tableaux à réaliser des allées et venues entre ce qu’elle doit ou non faire et ce qu’elle désire réellement accomplir ou non.

Il me semble que nous emmenons la pièce ailleurs au cœur de cette ambiguïté soulevée par l’auteur. Ces êtres précarisés et menacés que sont Lizzie et le Noir au fil de l’intrigue peuvent-ils recouvrer une forme de liberté et de pouvoir?

Comment cela se traduit-il?

J’ai imaginé une fin très ouverte pour le public. Ceci afin que ce dernier puisse peut-être projeter une issue plus désirable pour ces protagonistes. Dans notre contexte actuel, le fait qu’une femme laisse tomber et se fonde dans la proposition qui lui est faite du confort et de l’argent est possiblement porteur de désespoir. Il me semble ainsi que nous sommes dans un monde qui a pu changer économiquement relativement à ce qu’il était il y a 75 ans.

Comment acheter le silence d’une personne qui peut aussi être une manière de survivre dans un monde sans pitié pour la protagoniste principale?

C’est une question passionnante dans la manière dont Sartre l’articule. Loin d’être un personnage monolithique, Lizzie prend tour à tour le parti de ces hommes blancs et s’y oppose tout en les questionnant. Au final, elle déteste ces hommes de pouvoir tant ils se révèlent violents avec elle, tant dans leur manipulation que physiquement et sexuellement.

Dans la mise en scène, j’ai souhaité interroger ces endroits de manipulation, qui vont de la violence à l’amabilité, car cela ne me parait pas intéressant de poser uniquement des grands méchants racistes et suprémacistes blancs.

Quelle serait, par exemple, leur force d’attraction? Nous avons essayé d’en faire des personnages relativement charismatiques afin de créer le trouble entre l’envie de les voir en scène tout en les trouvant détestables. C’est ici un seul comédien (Léonard Bertholet) qui embrasse toutes ses figures très archétypales à l’origine.





Lizzie est un personnage complexe?

Disons qu’elle n’est pas une figure manichéenne, ni défenderesse de «causes justes», ni pourfendeuse de l’ordre colonial et patriarcal. La palette de Sartre me semble bien plus subtile et jamais dogmatique. Cette femme Lizzie en vient à jouer dans chaque situation son honneur et sa morale, sa vie et son argent. Elle est aussi là pour que le public s’interroge, se positionne et soit possiblement amené à réévaluer certaines idées ou conceptions.

Pour l’argent, il faut se replacer dans le contexte historique sartrien. Une femme dans l’après-guerre est essentiellement privée d’indépendance financière. Elle est épouse ou fille.

La prostitution est alors l’un des moyens à sa disposition pour survivre lorsqu’elle est issue d’une classe sociale défavorisée. La pièce touche simultanément à des dimensions économiques et intimes de rapport à la liberté.

Sur le personnage de l’homme noir.

Je me suis attachée à densifier ce personnage incarné par Djemi Pittet. Dans la pièce de Sartre, il n’a que peu de texte et n’est montré que comme une victime souvent dénuée d’intériorité et d’épaisseur. La mise en scène le voit ainsi comme une personne et non simplement une victime.

Et la part de l’humour...

Il ne s’agit pas d’un manifeste politique mais au contraire d’une œuvre éminemment ludique. Pour La Putain respectueuse, Sartre a toujours été conscient de jouer avec des archétypes de comédie et des codes cinématographiques. Il me parait aussi essentiel de restituer ce souffle-là. Il est jubilatoire de composer une mise en scène et en jeu avec ces ingrédients de comédie.

L’une des qualités du ressort propre au rire? Désamorcer des sujets terribles et non minimiser des réalités d’injustice sociale. L’humour fait aussi partie des stratégies que les personnages peuvent employer pour des desseins nobles ou discutables voire d’emprise oppressive.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


La Putain respectueuse
Du 27 mars au 30 avril 2023 au Poche---GVE

Jean-Paul Sartre, texte - Selma Alaoui, mise en scène

Avec Léonard Bertholet, Jeanne De Mont, Djemi Pittet

Informations, réservations:
https://poche---gve.ch/spectacle/la-putain-respectueuse