Lavinia entre virtuel et rituel

Publié le 26.10.2023

Trois comédiennes s'engagent dans une quête pour ressusciter la figure oubliée de Lavinia. Cette héroïne antique, dont le nom n'apparaît que brièvement dans L'Énéide de Virgile où elle doit épouser le prince troyen Enée, a joué un rôle crucial dans la fondation de Rome. Le spectacle Lavinia est à retrouver au Théâtre Saint-Gervais (Genève) du 9 au 12 novembre.

Cette résurrection de Lavinia prend la forme d'un rituel théâtral singulier. Il mêle incantations technologiques et invocations synthétiques. Invitation à réenchanter et interroger les récits et identités d’un personnage mythique, la mise en scène combine ainsi la motion capture live avec la création d'un metaverse**narratif où l'avatar virtuel de Lavinia évolue. Elle papillonne de l’introspection à l’aspiration à s’affirmer.

Au plateau, le trio (Chris Antonarakis, Georgia Rushton, Zoé Sjollema) s’appuie sur le roman féministe d’anticipation Lavinia de l’écrivaine et poétesse Ursula K. Le Guin transfiguré ici par une palette technologique pour interagir en temps réel avec le récit. Tout en respectant le destin de son personnage principal tel que décrit par Virgile, la femme de lettres en imagine la vie et les émotions. Du début de son adolescence à sa mort, exposant un point de vue féminin sur son histoire.

La pièce explore la question de l'identité, de la représentation, de l'immortalité, des émotions et des visions d’un être essentiel dans la fondation de Rome et si oublié. Rencontre avec les artistes qui ont imaginé, écrit et mis en scène ce spectacle, Isis Fahmy et Benoît Renaudin.



Sur l’œuvre d’Ursula K. Le Guin et votre adaptation-réécriture?

Isis Fahmy et Benoît Renaudin: Figure majeure dans la littérature de l’imaginaire du siècle dernier, l’autrice a écrit de nombreux récits de science-fiction (SF) et Fantasy. Ils sont riches d’une relation à la nature proche de l’étrange et de la période l’Antiquité. Nous avons adapté la mythologie qui traverse cet ouvrage comme source de mondes virtuels. L’écrivaine participe à réhabiliter un personnage féminin quasi oublié de L’Éneide. Figure principale du récit de Virgile, Enée n’existe ici plus que dans les yeux de Lavinia.

Cette perspective inédite nous a séduits notamment par sa langue foisonnante et poétique. Une écriture pleine de souffle qui s’amuse d’elle-même. Le texte accueille des interrogations essentielles de Lavinia sur ses appréhensions, représentations et identités. L’auteure aborde l’écriture SF par l’anthropologie et la sociologie tout en évoquant la puissance magique des mots et des noms tels ceux de Cités. Elle crée mondes et sociétés afin de tenter de les décrypter.

Comme se présente votre pièce?

Basée sur une nouvelle traduction, notre écriture se déploie en dix tableaux. Le spectacle revient ainsi sur les étapes clés de l’existence du personnage. Elles alternent avec des épisodes oniriques et introspectifs et des séquences comprenant les présages de Lavinia.

Tout cela en dialogue avec l’apparition avec l’avatar puissant et mythologique de l’héroïne créé et projeté en direct. Les couleurs de cet univers virtuel et sensible ont été imaginées par la dessinatrice et illustratrice genevoise Albertine Zullo.**

Et pour le personnage de Lavinia?

Cette femme s’interroge régulièrement sur la manière dont elle peut encore raconter et écrire son histoire. Dès lors, quelle serait sa vie alors que le poète Virgile lui a donné l’immortalité? Cultivant une approche anthropologique et ethnologique, l’auteure conduit son personnage à se questionner sur sa réalité, son statut, le visage qu’elle donne à voir et celui qu’on lui prête.

Or ces moments d’interrogation font vraiment sens ici à travers son état scénique d’avatar. Cela au cœur du théâtre que nous défendons donnant à voir au présent des mondes alternatifs et d’autres possibles.

Le pitch?

Trois personnes se réunissent au plateau pour proposer un rite à la fois théâtral et technologique afin de faire revivre ce personnage mythique dans un monde mythologique virtuel. Ensemble, elles rejouent des scènes-clés de sa vie. Entre celles-ci les trois actrices manipulatrices animent corps, visage et expressions faciales de l’avatar projeté sur écran de Lavinia. C’est un cheminement autour du corps et des récits de cette femme.

Le regard de cette chimère digitale est dirigé vers la salle alors qu’elle s’interroge ainsi en substance sur son destin: Qui suis-je? Quelles sont les traces que m’a laissées Virgile pour raconter mon récit? Quelle suite dois-je inventer face à des Troyens rétrogrades pour ma destinée romaine devenant peut-être cette Louve, mère de Romulus et Remus, les fondateurs légendaires de Rome?

Côté technique, on est loin des productions Marvel ou autres.

Oui. Si nous recourons à la motion-capture, c’est comme artisans et artistes expérimentaux et non dans une logique de blockbuster qui demande beaucoup de postproduction. Or pour Lavinia, la contrainte et le défi pour l’équipe artistique et technique fort restreinte sont de tout réaliser en temps réel.

A l’écran, en haut une danse graphique, en-dessous, une comédienne en combinaison de motion capture, une autre possède des gants pour animer les mains et un capteur pour faire bouger le visage.

L’objet de notre recherche a été de créer un va-et-vient fluide entre réalité du plateau et projection graphique virtuelle. Avec ce souci que l’écran ne capte pas toute l’attention du public. D’où notre désir de montrer la théâtralité de la construction de l’image. Un peu à l’image des bruitistes sonores.

Ce qui nous a intéressés? Le rapport entre l’artisanat de l’image et sa construction même à l’écran. Entre le virtuel projeté et le réel de l’artisanat, il existe souvent un élément manquant. Cette dramaturgie induit une double lecture de la même scène, l’une avec les comédiennes, l’autre dans sa représentation imagée virtuelle. Ce plaisir de l’image en train de se faire favorise une écoute et vision participatives de la part du public.

Sur le mouvement...

La gestuelle de Lavinia a fait l’objet d’un important travail. Il s’appuie sur des postures archétypales et reprend les représentations peintes sur les vases et amphores antiques. Comme sources nous avons notamment utilisé l’ouvrage Parole et geste dans la tragédie grecque de Matteo Capponi. Le travail s’est ensuite déroulé pour la gestuelle des actrices avec Susana Panadés Diaz, artiste chorégraphique principale de la Compagnie Gilles Jobin et experte en capture du mouvement.

Sur la scénographie?

L’ensemble des éléments scénographiques sont le reflet de notre couche d’écriture d’un rite après celles de Virgile et Le Guin. On relève des structures métalliques permettant de fixer les caméras de motion capture.

Quant à eux les tapis sont faits à la main selon un touffetage*** à base de laine. Des images symboliques du roman s’y inscrivent: tête de cerf et laurier. C’est une nouvelle manière de concevoir une tapisserie. L’écran vidéo, lui, se révèle allongé à dessein comme les vieux écrans cinéma. Enfin, le système lumière s’allume en fonction des couleurs affichées à l’écran.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Lavinia
Du 9 au 12 novembre au Théâtre Saint-Gervais

Isis Fahmy, Benoît Renaudin, création, d'après le roman d'Ursula K. LeGuin
Avec Chris Antonarakis, Georgia Rushton, Zoé Sjollema

Informations, réservations:
https://saintgervais.ch/spectacle/lavinia


Dans le cadre du GIFF (Geneva International Film Festival)


* La motion capture (capture de mouvement) permet, en partant de personnes réelles, de donner vie à des avatars en trois dimensions, ndr.

Le metaverse est un réseau d'environnements virtuels dans lequel des personnes peuvent interagir entre elles et avec des objets numériques. Elles peuvent aussi utiliser tout en exploitant des représentations virtuelles – appelées aussi avatars – d'elles-mêmes, ndr.

** L’illustratrice genevoise la plus célèbre à l’international a été saluée en 2020 par le Prix Hans-Christian Andersen dans la catégorie illustration (l’équivalent du Prix Nobel pour la littérature enfantine), ndr.

*** Cette technique, utilisant un pistolet mécanique, permet de la fabrication de tapis en laine, et de gazons artificiels.