Le théâtre comme exorcisme et résilience

Publié le 11.03.2024

Les Possédés d’Illfurth, conçu et interprété par Lionel Lingelser, revisite une intrigue fascinante ancrée en Alsace pour tisser une histoire de mystère et de découverte personnelle à portée universelle.

À l’affiche du Théâtre du Forum de Meyrin, les 14 et 15 mars. La possession se décline sur plusieurs époques. Au milieu du 19e s., deux enfants sont dits possédés façon L’Exorciste (bile noire, jurons blasphématoires...) avant d’être libérés du démon.

Au crépuscule du 20e siècle, l’avatar du comédien, Hélios, est possédé et abusé à l’enfance par un camarade. Son visage, son corps et sa voix sont quasi les seuls vecteurs de métamorphoses successives. Tutoyant la grâce fêlée d’une marionnette humaine dans son jeu, le comédien dévoile un metteur en scène le bousculant à ses débuts. Pour mieux lui faire explorer sa "blessure intime" tout en engageant un dialogue avec ses racines et fantômes personnels.

Dans le lointain sillage notamment d’un Dario Fo passé maître dans l’art d’être à la fois un et plusieurs, avec une troupe de théâtre en un seul homme, le comédien seul au plateau passe une gamme impressionnante de personnages.

Tuilant la réalité et la fantaisie, ce blockbuster théâtral est une exploration inspirée et vitaminée de l'imaginaire comme sanctuaire de résilience. L’opus dépeint le théâtre à l’image d’un espace privilégié de guérison et d'affirmation personnelle.

Pour donner corps à ce récit de formation enraciné dans les mystères de l'invisible, l’acteur a fait appel à la plume de Yann Verburgh, un dramaturge reconnu pour sa capacité à aborder des sujets délicats avec poésie et humour. Favorisant une réflexion sur ce qui nous possède aujourd'hui, ce spectacle est une célébration de l'art dramatique comme vecteur de résilience et d'émancipation. Dialogue avec Lionel Lingelser.



La pièce s’ouvre avec la rencontre haute en couleur du Sorcier qui attend de l’acteur un jeu organique.

Lionel Lingelser: S’il s’agit d’une figure réelle, ce personnage est complètement réécrit par le prisme fictionnel d’une commande en écriture faite à Yann Verburgh.

On assiste à une scène de travail où Hélios joue Scapin dans la mise en scène du Sorcier et le travail est laborieux. Entre humour et intimité, violence parfois, c’est un vrai rituel auquel le Sorcier nous invite et il devient accoucheur du comédien.

De la respiration à l’ouverture des yeux, c’est un alphabet que le Sorcier transmet au comédien pour qu’il y éprouve son sens critique et développe sa liberté. Hélios a tout à apprendre du jeu masqué, on peut aisément parler de nouvelle naissance du jeune comédien. Aujourd’hui encore, ce jeu particulier est devenu le centre du travail de ma compagnie, le Munstrum Théâtre.

Il existe une manière d’interroger le jeu théâtral au cœur d’un biopic autofictionnel.

Pour ce spectacle, Les Possédés d’Illfurth, il y avait ce désir simple et essentiel de revenir à ce qui est l’essence même du théâtre: raconter une histoire. Un plateau nu et quelques accessoires suffisent à plonger dans la fiction, le tout souligné dans une magnifique partition lumineuse orchestrée par Victor Arancio qui aide le temps et l’espace.

Pour le reste, l’essentiel de l’action se passe par le filtre du texte, un investissement très important du corps de l’acteur ainsi qu’une stimulation forte de l’imaginaire du public.

Ce spectacle est aussi une réponse épurée, économe et concentrée à toute la profusion de costumes et de décors qui peut exister dans certaines autres de nos productions théâtrales. Si aujourd’hui la société des écrans s’écroule, il restera toujours l’art vivant, l’art du conteur qui raconte une histoire à un auditoire.

Comment est née la pièce?

Elle est le fruit d’une proposition et commande faites par Benoît André, le directeur de La Filature, Scène Nationale de Mulhouse, d’imaginer une petite forme tournant autour du thème de l’étrange . Et susceptible d’être embarquée en tournée en passant par les petits villages pour La Filature Nomade autour de Mulhouse.

Parmi ses villages, il y avait Illfurth, où j’allais tourner. Dès lors, j’ai immédiatement songé à ce récit de possession connu par tout le monde au village. Et alentours en Alsace. Joseph, 7 ans, et Thiébaut, 9 ans furent déclarés possédés par les autorités religieuses en 1868 qui ordonnèrent que l’on procède à leur exorcisme.

Les signes en sont restés inscrits au cœur du village jusqu’à notre aujourd’hui. Ceci avec une église médiévale remontant à 800 après Jésus-Christ et la statue de la Vierge, une figure qui contribua à l’exorcisme des deux infortunés enfants.

Qui est Hélios, votre alter ego n’ayant pas d’âge précis, entre 10 et 25 ans?

Hélios est un petit garçon qui grandit dans le village d’illfurth. On le suit dans son enfance à combattre les dragons avec son épée de bois mais très vite on sent que quelque chose coince, avec ses parents à la maison mais aussi à l’extérieur. Adolescent il pratique le basket et se retrouve sous l’emprise d’un camarade de son club. Face à ce camarade, Hélios est possédé au sens physique.

A l’époque des faits, qui se dérouleront sur cinq ans, Hélios ne peut littéralement plus vivre et interagir avec son agresseur autrement que par cette relation toxique. Jusque dans son esprit, le mot qui revient est bien «possédé».

Et Hélios de confier dans la pièce «Les vrais hommes ne sont pas abusés. Je ne peux rien dire, parce que je rêve d’être le Christ et le Christ se sacrifie, lui. Il ne se sauve pas. Il meurt. Je meurs. Personne ne le sait».

Pourquoi ces paroles, à 10 ans?

C’est le résultat d’une enfance catholique baignée par la culpabilité et la honte. Enfant, Hélios ne peut se confier, encore moins demander de l’aide. On ne met des mots que bien plus tard sur l’abus. Il n’a pas eu un exorciste ou image pieuse pour chasser ce démon intime bien réel et douloureux.

Hélios revoit ce garçon bien des années après les abus. Sa réponse aux abus subis est alors sidérante d’humanité quasi-christique.

Je ne souhaite pas révéler ce moment-clé dans le détail. Disons qu’il semblait important de ne pas ajouter de la souffrance à la souffrance, du ressentiment à la blessure, de la dénonciation à la révélation touchant Hélios.

Ce dernier peut enfin redevenir maître de son destin, de son corps, de son intimité et de sa vie. Il peut recouvrer une force et une autonomie, s’émanciper de son passé tourmenté. Sans violence ni honte ou culpabilité.

Quelle est la puissance du théâtre dans ce spectacle?

C’est une réelle performance physique avec une énergie débordante. Jouant et suggérant une quinzaine de personnages j’utilise l’art de la grimace, la mimographie voire la danse. Autant d’expressions qui aident à identifier les différents protagonistes du récit, car il n’y a pas de costumes.

La scénographie se déroule grâce à la géométrie du corps. Les tableaux de la pièce s’enchaînent de manière fluide et cinématographique.

Mais encore.

Hélios a pu accomplir sa vocation d’être comédien. Sur scène, Il se retrouve littéralement dans la lumière face à son agresseur d’autrefois. Et cela change tout, lui donnant la confiance et l’aplomb qu’il n’avait jamais eu dans sa vie.

Ce spectacle est une véritable déclaration d’amour au théâtre, aux masques que nous portons toutes et tous. C’est un voyage initiatique qui célèbre le pouvoir de l’imagination et affirme la puissance salvatrice du théâtre. Avec ce solo, je voulais rendre un hommage vibrant à la part d’enfance et d’innocence où tous les fantasmes sont possibles, qui aide l’imaginaire à se transformer en un refuge, une forteresse face aux assauts du réel.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Les Possédés d'Illfurth
Les 14 et 15 mars au Théâtre du Forum de Meyrin

Lionel Lingelser, mise en scène et interprétation - Yann Verburgh, texte, en collaboration avec Lionel Lingelser

Informations, réservations:
https://www.forum-meyrin.ch/les-possedes-dillfurth

Un spectacle de la Saison culturelle de la Ville de Meyrin