Publié le 27.11.2024
Sous la direction de Jean Liermier, La Crise, comédie sociale de Coline Serreau, trouve une résonance renouvelée au Théâtre de Carouge, du 26 novembre au 22 décembre.
Adaptée pour la scène et montée pour la première fois, cette œuvre tragi-comique, originellement portée à l’écran en 1992, s’inscrit avec une modernité éclatante dans les problématiques contemporaines.
À travers le parcours initiatique de Victor (Simon Romang), dépossédé en une journée de son emploi et de sa femme, la pièce dissèque avec un humour incisif nos fragilités individuelles et collectives.
Les dialogues acérés et les situations ubuesques offrent un miroir saisissant des tensions de notre époque, en interrogeant la solitude, l’individualisme, et les défis sociétaux tels que le chômage ou l’immigration.
Le tandem improbable de Victor et Michou (Romain Daroles), un SDF à la fois candide et clairvoyant, est marqué d’un humour singulier. Il n’est jamais un simple outil de divertissement: il devient un levier de résistance et d’analyse, permettant d’explorer les fractures intimes et collectives avec une légèreté salvatrice.
Entretien avec Jean Liermier.
Jean Liermier : Au départ, il y eut l’envie de faire un pas de côté par rapport aux classiques (Marivaux, Musset, Molière, Rostand...) que j’affectionne.
Dans La Crise, Coline Serreau aborde de nombreux sujets d’une brûlante actualité. Il est saisissant de constater que le film est sorti en 1992.
Que l’on songe au chômage, au racisme, à l’écologie, à la critique de l’individualisme indifférent à autrui, à la malbouffe, à l’homéopathie contre l’allopathie...
Et naturellement, le féminisme d’émancipation face aux problèmes familiaux d’une mère qui s’y exprime avec force et humour.
Mais à travers les regards croisés des personnages de Victor et Michou, se lit surtout une invitation à voir et à considérer autrement le monde et le réel. Il y a aussi du comique absurde et burlesque, que l’on peut croiser selon d’autres modalités chez les cinéastes Keaton et Lubitsch.
Face à ce duo, on peut penser, dans le théâtre de l'Absurde, au tandem Pozzo et Lucky pour Fin de Partie de Beckett. Comme chez l’auteur irlandais, il n’y a pas de psychologie dans les personnages de La Crise.
Tout débute par un double choc pour le protagoniste principal, Victor. Son épouse le quitte. Et alors qu’il vient conclure une affaire rapportant des millions à son entreprise, il est remercié.
Étant devenu trop performant pour sa boîte, Victor serait amené à exiger un salaire plus important, selon l’un des responsables RH, qui ne songe lui-même et à son divorce. L’homme se rend vite compte qu’il est confronté à un monde sans pitié, d’une grande violence et cruauté.
Que ce soit en amitié ou en famille, tout lui échappe.
Finalement, au contact du secret que lui livrera Djamila, la belle-sœur de Michou, qui va bientôt mourir, il parviendra à s’ouvrir au monde avant de se reconstruire.
On assiste à la découverte de l’altérité dans une fable, ou plutôt à l’histoire initiatique d’un être choisissant de vivre différemment. Il s’agit d’un mouvement qu’il n’a pas initialement choisi, face à des événements qui lui sont tombés dessus.
Égoïste, Victor l’est. Incontestablement. Il y a dans son caractère des travers : l’égocentrisme, la vanité.
Mais il faut nuancer.
Prenez l’évolution des scènes qu’il a avec Michou. Ce dernier décide, à un moment donné, de partir, favorisant un changement crucial d’attitude chez Victor.
Victor se rend alors dans la famille de Michou, dans une barre d’immeubles aux vies précaires à Saint-Denis, en banlieue parisienne. Cela, il ne l’aurait jamais fait au début de leur relation. C’est l’un des espoirs de la pièce. Il demeure toujours, en l’être humain, un rêve de changement.
Dans cette scène, Isa va jeter l’opprobre sur la décision prise par sa mère en lui lançant : «Ce n’est pas une histoire d’amour, tout ce qui t’intéresse, c’est de t’envoyer en l’air!»
Sauf qu’elle revendique exactement la même chose que sa mère lors de sa confrontation avec son fiancé du moment (Baptiste Gilliéron), sur le pas-de-porte.
Elle affirme vouloir être libre, pouvoir disposer de son corps et ne pas se marier, encore moins vivre en couple sous le même toit.
Coline Serreau parvient à instiller un désir de liberté tant chez les femmes que chez les hommes.
Je reste persuadé que le théâtre peut apporter quelque chose par rapport au cinéma, sans que ce dernier soit considéré comme le parent pauvre.
Le fait que la partition soit jouée et dite en direct par des comédiens et comédiennes permet à certaines scènes de contenir une émotion bien différente de celle ressentie au cinéma. D’où une densité de situations et d’émotions autres que celles ressenties au cinéma.
Ce qui est beau, c’est que Coline Serreau ne délivre pas de leçon ou de jugement moral surplombant.
Chez un politicien et ami de Vincent, les enfants résistent à un régime alimentaire fait de gâteaux saturés de sucre et de plats de viande issus d’un élevage aux pratiques douteuses - notamment les macrobiotiques et les hormones.
Il s’agit d’une discussion tendue sur la malbouffe et l’état du monde.
Persuadés de leur bon droit, ces enfants rejettent les mets, radicalement.
Le père réagit en s’affirmant comme député d’une région agricole, ne pouvant écarter les produits locaux, qu’ils soient issus de l’agro-business ou non, de sa table, sous peine de nuire à ses intérêts électoraux.
Les deux parties peuvent ici avoir raison. Simultanément.
Ce dont l’auteure nous rend compte, ce sont ces contradictions intimes et familiales face à l’état du monde. De là surgissent des chocs.
Dans le jeu, il est essentiel de défendre ces enjeux, tant ils en deviennent drôles du fait de leur complexité même.
Au fil de la pièce, le comique naît donc de cette complexité.
On se rend compte que les situations de La Crise ne sont pas manichéennes. Ne sommes-nous pas d’ailleurs constitués de tous ces mouvements paradoxaux et contradictoires?
Coline Serreau a la capacité d’aborder une large palette de thèmes: des sujets intimes comme celui de la mère de Victor et de sa sexualité, mais aussi des enjeux de santé et sociaux, à l’image de la médecine, du racisme et des sans-abris.
Michou affirme être raciste, tandis que tous ses amis sont d’origine arabe. C’est une parole entendue de nos jours qu’il ne faut pas édulcorer.
Ce personnage naïf et candide porte des propos sulfureux, voire explosifs.
Le paradoxe est donc qu’une fois parmi les siens, Michou est entouré de ceux qu’il avait critiqués auparavant. À Victor, incrédule, Michou rétorque qu’il n’y a rien à comprendre.
Cela témoigne des mouvements antinomiques, complexes, dont nous sommes composés et qui nous traversent.
D’une part, j’ai déjà vu Coline Serreau sur scène et j’en avais l’intuition. C’est précisément pour cela, entre autres, que je me suis tourné vers ce texte.
D’autre part, cette œuvre a une véritable écriture forte qui donne un cadre, à l’instar du répertoire classique. Cette écriture concilie rythme, intonation et musicalité de la langue. Tout l’enjeu est de trouver une liberté dans ce cadre-là.
Coline Serreau reconnaît vouloir faire des films qui fassent rire dans le temps, dans la durée, et qui tendent vers l’universel. Elle a ainsi réalisé l’adaptation théâtrale de La Crise, en actualisant certaines références politiques, avec son fils Samuel Tasinaje. Cette adaptation respecte les dialogues, le scénario et le découpage du film.
Avec Romain Daroles, Camille Figuereo,
Charlotte Filou Camille, Baptiste Gilliéron,
Dominique Gubser, François Nadin, Simon Romang et Brigitte Rosse
Informations, réservations:
https://theatredecarouge.ch/spectacle/la-crise/