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Nulle part terre promise, de l’Odyssée d’Homère à nos jours

Publié le 11.03.2020

 

Du 17 au 22 mars, La Comédie ne présentera pas Le Présent qui déborde - Notre Odyssée II. Par le prisme de la caméra et d’une écriture chorale croisant paroles de réfugiés et matériaux mythologiques de l’Odyssée d’Ulysse, la dramaturge et cinéaste Christiane Jatahy y témoigne de personnes empêchées de penser leur avenir, par la douleur, les crises, les guerres. Voyageant autour d’une table conviviale (Palestine, Liban, Grèce, Afrique du Sud), le spectacle tire le plus actuel d’une fiction remontant à trois mille ans.

La metteure en scène brésilienne revient aussi en Amazonie. Elle s’est souvenue du passé de ses ancêtres sur cette terre martyrisée par les luttes politiques et les violences environnementales. Dans Le Présent…, second acte d'un travail initié sur Ithaque - Notre Odyssée I, le public est plongé dans la fiction. Miraculeusement saisi dans un dispositif scénique, entre théâtre et film, il est invité à tisser les fils des exils. Ramifié par la présence de ses acteurs disséminés dans la salle, le spectacle retrouve le sens premier du théâtre: relier les êtres. Ce que nous explique de sa voix douce, Christiane Jatahy.

 


En quoi s’agit-il de votre création la plus politique et personnelle?

Christiane Jatahy: Le présent qui déborde comprend une partie de l’histoire de ma vie. Cela à travers l’histoire de mon père qui ne m’a pas vu grandir alors qu’il a disparu pendant la dictature militaire (n.d.l.r.: l’action de la junte fut saluée par Jair Bolsonaro en juillet 2019). Et la vie de mon grand-père, décédé dans un crash d’avion en 1952, et qui marqua ma rencontre avec le peuple Kayapo d’Amazonie, toujours plus menacé.
La forêt amazonienne, qui contient l’espérance de notre monde, est mise à mal par les décisions politiques catastrophiques du gouvernement actuel. Les feux ont augmenté de plus de 83% depuis 2018. Il existe ainsi un jeu d’échos entre un spectacle pénétrant dans ma vie autant je suis entrée dans ce dernier.

 

 

Comment s’est déroulé le tournage?

Avec trois caméras, une équipe réduite, dont mon compagnon, scénographe et principal collaborateur, Thomas Walgrave, nous sommes partis durant une année dès août 2018, en plusieurs lieux, afin de rencontrer des personnes vivant une odyssée contemporaine. Des acteurs exilés, réfugiés, au Liban, en Grèce et Afrique du Sud et Palestine s’approprient l’épopée.
Ceux qui ont dû fuir leur patrie jouent, interrogent, refigurent, décalent leur situations d’exils, les mettent à distance aussi, avec certains épisodes homériques correspondants: Circé dont l’épisode fut tourné dans la Vallée de la Bekaa (Liban). Et Hadès aux portes de l’Enfer filmé en Afrique du Sud avec des artistes réfugiés venus du Malawi et du Zimbabwe, des familles qui ont vraiment connu l’enfer et frôlé le «royaume de la mort». Il y a un dialogue ininterrompu entre théâtre et cinéma, fiction et réalité, passé et présent, ici et ailleurs, politique et actualité.

 

Le périple est aussi un éternel retour aux origines comme le périple d’Ulysse.

Assurément. L’ultime partie se déploie ainsi au Brésil et l’arrivée d’Ulysse à Ithaque recoupe notre retour en terre brésilienne, à la redécouverte de mon histoire familiale et politique dont je témoigne sur scène avant de réaliser le processus de montage live, à la vue des spectateurs. Ainsi que pour les autres lieux, j’ai conçu un scénario inspiré par les chants de Homère. Une forme de «course de relais» comme lors des Jeux Olympiques.
A la source du projet, il existe ce mouvement de rendre compte de multiples Ulysse et Pénélope. Des êtres ayant dû délaisser leur pays sous la contrainte. Mais c’est aussi un moment de partage, de célébration, symbolisé par une table. Ne sert-elle pas d’unique décor à nombre de scènes imaginées aux quatre coins de la planète?

 

 

L’épopée, comme le suggère Homère, à travers l’invocation des Muses, est le miroir du passé. Cette conception vous a-t-elle inspirée?

Naturellement. Il existe de nombreux niveaux de lecture et de complexité au sein de ce matériau mythologique. S’il s’agit de l’histoire d’un héros, c’est aussi l’histoire de l’humanité. L’opus ne fait pas de distinction dans le genre, Ulysse pouvant se révéler ici alternativement femme ou homme, luttant au cœur de son désir de rentrer chez lui, à Ithaque découverte plongée dans le chaos.
Or son retour est l’un des plus difficiles qui soit, parsemé d’erreurs, manque de reconnaissance et tragédies. Croisé aux enfers, le devin Tirésias le relie aux morts faisant de son présent, et partant du nôtre, littéralement un miroir du passé à l’écoute des défunts qui peuvent aussi nous guider pour imaginer des possibles. Nos ancêtres s’emparent de nous disant la figure du réfugié, de l’exilé, du migrant, alors qu’Ulysse se rend au royaume d’Hadès pour rencontrer sa généalogie.

 

Vous êtes attachée à l’idée de choralité, de communauté humaine.

Tout ce qui advient au théâtre fonctionne comme un chœur qui dialogue avec l’histoire déjà filmée, par un jeu de questions-réponses notamment. Ainsi les scènes d’attente sous la pluie, crépusculaire en Afrique filmée et projetées débordent dans le présent des acteurs répartis dans la salle. Ceux-ci dialoguent et prolongent leurs silences et attentes, influant sur leurs présences.
Des musiciens jouent de la guitare ou du oud, favorisant un contrepoint avec les images. C’est la dynamique humaine, entre performeurs et public qui m’intéresse égalitaire. Plutôt que de découverte de l’Autre.

 

 

A l’instar de votre compatriote, le chorégraphe Bruno Beltrão pour sa pièce dansée, Inoah, ces corps de migrants, de réfugiés sont piégés dans une attente semblant éternelle.

L’exilé se confronte à des frontières où le passé lui est inaccessible et l’avenir inatteignable. Ulysse aussi est dans une sorte de boucle et impasse temporelles Il ne peut revenir dans le passé, ni échafauder un futur. Son seul horizon? L’exil.
Comme Ulysse, les réfugiés et migrants sont arrêtés, pris au piège dans un présent en répétition désespérante dont il faut trouver à sortir. Ceci alors que la vie et tout mouvement sont souvent empêchés, réprimées, contraints. Ce présent est si prégnant qu’il en déborde sur le plateau.

 

Les figures féminines de l’Odyssée représentent une forme d’ambiguïté. Elles peuvent compliquer la quête Ulysse. Mais elles ont aussi les rôles de passeuses, d’éveilleuses et révélatrices.

Ce spectacle est un diptyque. La première partie, Ithaque - Notre Odyssée I, travaille sur la différence des genres. D’un côté, la nymphe Calypso provoquant et changeant le point de vue de son ami Ulysse. Elle invite le public à une fête triste, celle des adieux entre Calypso et Ulysse. De l’autre. Pénélope. Loin d’être seulement une femme qui attend son époux vingt ans, elle est profondément active, sirène pouvant mettre la vie en danger.
Là aussi, mais d’une autre manière que dans Le Présent qui déborde…, point de séparation entre scène et salle, entre ceux qui vivent et ceux qui voient. Pour Le Présent…, il n’y a toutefois pas de distinction entre les genres. Ulysse peut se révéler être tour à tour Yara Ktaish, Omar Al Jbaai (une comédienne et un comédien syriens, réfugiés au Liban) ou moi. Le féminisme est à mon sens un espace égalitaire à retrouver entre genres. Que cela advienne au cœur de la fiction ou dans le réel.

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

 

Le présent qui déborde (O agora que demora - Notre Odyssée II)
de Christiane Jatahy
D’après l’Odyssée d’Homère

Multilingue, surtitré français et anglais

ne sera pas du 17 au 22 mars à la Comédie de Genève
 

 

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