Publié le 23.02.2016
Dans Bleu pour les oranges, rose pour les éléphants, Muriel Imbach questionne les stéréotypes qui nous identifient en tant que fille ou garçon. Et si le genre était en voie de disparition, comme en témoigne la Suède qui a récemment introduit un pronom neutre dans son langage? Au cœur de cette création: le théâtre qui se fait messager du réel à travers la voix d’enfants de six ans dont la metteure en scène a recueilli les propos lors d’une enquête approfondie. A l’image d’une cour d’école, le théâtre Am Stram Gram se fera lieu de réflexion entre réalité quotidienne et possibles de l’imaginaire du 23 février au 6 mars.
Muriel Imbach est fille de philosophe, les discussions et les débats ont donc fait partie de sa vie dès son plus jeune âge. Pour elle, apprendre à se questionner est la base de la construction d’un être humain responsable. En 2008, elle obtient le certificat en dramaturgie et performance du texte proposé par l’UNIL et fait partie des 15 compagnies émergentes qui créent Matière Première, la vitrine du jeune théâtre vaudois. Depuis plusieurs années elle crée des spectacles singuliers et étonnants. En 2014, avec la Cie Brocca della luna, elle signe son premier spectacle jeune public intitulé Le grand pourquoi, une ode au sens de la vie saluée par la critique.
Pour Bleu pour les oranges, rose pour les éléphants, Muriel Imbach s’est à nouveau entourée de la philosophe Mélanie Brunner avec qui elle a visité plusieurs classes de Suisse romande et de Suède. Lors d’ateliers, elles introduisent le sujet par le biais d’une histoire comme Marre du rose de Nathalie Hense et Ilya Green (2009), On n'est pas des super-héros: mon premier manuel antisexiste de Delphine Beauvois et Claire Cantais (2014) ou encore Le petit garçon qui aimait le rose de Jeanne Taboni Misérazzi et Raphaëlle Laborde (2011). Dans un deuxième temps, les enfants sont invités à s’exprimer et à participer au processus de création du spectacle en dessinant, en proposant des paroles. Entretien.
Pourquoi traiter de la notion du genre?
Tout a commencé avec un article au sujet de la Suède qui a introduit récemment le pronom -hen, un pronom neutre qu’on peut utiliser quand on ne connait pas le genre de la personne ou quand on ne veut pas l’utiliser. Ce qui est le cas dans les jardins d’enfants dans ce pays. J’ai également un fils de six ans qui se pose beaucoup de questions sur les normes des choses, dont: pourquoi les autres garçons se moquent de lui quand il met un tee-shirt rose pour aller à l’école? Enfin, en Italie, il a eu cette question des livres interdits en 2015 [1], et en France, l’abandon de l’ABCD de l’égalité créé en 2013, un programme d’enseignement expérimental dont l’objectif est de lutter contre le sexisme et les stéréotypes de genre, au profit d’un autre programme jugé plus "léger".
Lors de nos ateliers avec les enfants, la philosophe Mélanie Brunner et moi nous sommes rendues compte qu’ils parlaient peu de "Zizi et de Zézette", mais plutôt de ce à quoi devraient correspondre un garçon et une fille dans leurs attributs. A six ans ces catégories sont déjà très claires et la notion de transgression bien comprise. Le spectacle n’a pas la prétention de tirer des conclusions, mais vraiment de transmettre ce que le terrain a mis en lumière. Il n’y a pas de marche à suivre dans le spectacle, nous nous demandons juste si c’est si grave que ça quand une fille veut faire du foot ou qu’un garçon porte des baskets roses.
Que nous révèlent les enfants?
Les enfants me rappellent que tout n’est pas normal, qu’il ne faut pas être blasé et qu’il y a beaucoup de choses étonnantes et surprenantes dans la vie. Tout peut changer, rien n’est définitif, et c’est cette capacité de rebond que je trouve incroyable chez les enfants: ils peuvent parler de quelque chose de triste et trois minutes après s’émerveiller sur une fourmi à leurs pieds.
Vous êtes allées en Suède pour voir comment ça se passait avec ces enfants à qui on apprend un nouveau pronom, le -hen?
Effectivement, ce pronom est surtout utilisé dans les établissements étatiques, et nous nous sommes demandées si cette loi gouvernementale amenait les enfants à avoir une réflexion différente, et si cela touchait toute la société également. Il s’avère que pour l’instant les gens ne l’utilisent pas beaucoup dans le privé; il est principalement entré en vigueur dans les documents officiels des écoles et des garderies. C’est une langue qui évolue beaucoup plus vite que le français, dont même les objets ont un genre, or le langage configure notre vision du monde. Lors de nos recherches, nous avons beaucoup discuté avec un psycho-linguiste, Pascal Gygax, qui travaille sur la féminisation du langage. Depuis des années, il explore en classe et ailleurs ce que la langue change dans nos représentations du monde. Par exemple, il a remarqué que lors de la présentation de métiers aux enfants, le fait de les féminiser (de dire informaticienne et informaticien), augmentait le nombre de filles qui s'imaginaient dans ces professions.
Qu’est-ce que cela reflète sur la société?
C’est le discours sur l’inclusion, le fait qu’il ne faut exclure personne.. On a entendu parler d’un garçon qui allait en robe à l’école, où c’était totalement accepté. Et nous avons senti que c’était important, qu’il s’agissait d’une question d’égalité. C’est une société où il est normal, par exemple, qu’un papa ne travaille pas. Le message fort, c’était qu’on nous disait que l’emploi de ce nouveau pronom était une décision du gouvernement, et qu’il fallait donc l’appliquer.
Quelle piste cela nous donne-t-il sur le futur du genre?
Après toute ma recherche, je m’aperçois que de nombreuses choses sont encore très profondément ancrées en nous, mais je ne sais pas de quelle manière ça va se concrétiser. Ce sera sans doute impossible de supprimer la catégorisation homme/femme, mais, pour moi, ça devrait n’avoir pas plus d’importance que d’être avec ou sans lunettes, par exemple.
Quels retours avez-vous eu de la part des parents dont les enfants ont participé à l’élaboration du spectacle?
Les parents n’ont pas encore vu le spectacle, mais après la discussion dans une classe, les garçons se sont demandé comment ce serait de porter une robe, et un jour tous les garçons de la classe sont venus en robe et le sont resté toute la journée. J’aime beaucoup cette façon de faire, d’essayer de changer les choses par l’expérimentation.
Comment décririez-vous l’univers du spectacle?
Cinq comédiens (Selvi Purro, Marie-Madeleine Pasquier, Frédéric Ozier, Tomas Gonzalez et Yves Zahno) sont dans un laboratoire d’expérimentation fait d’une forêt de tubes où il s’agit de tester, de rêver et de jouer pour essayer de comprendre ce que c’est d’être un garçon ou une fille. Au tout début, on ne voit pas leurs visages et leurs attributs sexuels sont camouflés par une combinaison unisexe jouant sur le trouble de ces notions normées. Le spectacle est une série de tentatives: chantées, ludiques, sérieuses et parfois bêtes…
Plusieurs dates de la tournée seront traduites en langue des signes, qu’est-ce que cela implique en amont du spectacle?
C’est l’association Ecoute voir qui a pris contact avec nous car à travers cette histoire du genre, le spectacle traite également de la singularité. Le travail avec deux traductrices s’est fait tout naturellement. Comme la pièce s’est écrite en plateau, elles sont tout d’abord venues plusieurs fois pour s’imprégner de l’atmosphère qui s’en dégageait. Les deux femmes ont alors trouvé comment retranscrire cette histoire de genre, mais il faut dire que cela n’a pas été facile surtout en ce qui concerne les jeux de mots avec les prénoms, car en langue des signes, le genre n’existe pas: c’est un signe qui désigne une personne, son prénom correspond à un geste, mais ce geste n'est ni féminin, ni masculin. Encore un bel exemple de comment la langue crée les contours de notre monde et de notre système de représentation.
Propos recueillis par Alexandra Budde
Bleu pour les oranges, rose pour les éléphants - Genève, Théâtre Am Stram Gram du 23 février au 6 mars 2016.
Texte et mise en scène
Muriel Imbach
Renseignements et réservations au +41.22.735.79.24 ou sur le site du théâtre www.amstramgram.ch
[1] En 2015, le maire de Venise a interdit 49 livres pour enfants dans les écoles de la cité lacustre, dont des ouvrages sur les familles homoparentales, les familles recomposées ou encore sur le thème du handicap.