Sortir de l’attente
Une artiste qui, par le passé a collaboré avec le plasticien et photographe français contemporain le plus populaire auprès du grand public, Christian Boltanski.
Je suis là transporte le public au cœur d’un univers où la voix des enfants et des jeunes en situation de migration résonne enfin, réclamant un espace et un regard. Un spectacle mêlant récit d’un présent immobilisé dans l’attente, peintures abstraites (Rothko, Soulages) et vidéo.
Conçue comme une performance immersive, la pièce interroge le droit de parole et de reconnaissance dont ces jeunes devraient bénéficier, mais qui leur est souvent refusé. Le titre même, Je suis là est une affirmation puissante et simple: celle d’une présence que l’on ne peut nier.
Sur scène, les jeunes se dévoilent, abordant avec courage et sincérité des thématiques douloureuses, telles que la violence, l’injustice, l’attente d’un permis de séjour ou d’un renvoi et le regard distant ou indifférent des adultes.
Ils questionnent la place de l’enfant dans la société, et se réapproprient un espace de parole en incarnant la mémoire des souffrances, des exils et des rêves brisés.
Dans une continuité artistique initiée par la pièce précédente Où êtes-vous?, ce deuxième volet, s’inscrit dans un projet d’intégration et de mise en lumière de celles et ceux que l’on rend invisibles: les enfants exilé.es, les réfugié.es, les oublié.es.
Entre poésie et émotion brute, Je suis là rend hommage aux enfants disparu.es et à celles et ceux qui, quotidiennement, voient leur existence niée par des contextes de guerre, d’exclusion ou d’accueil contraignant voire traumatisant.
Entretien avec Murielle Bechame.
Après Où êtes-vous?, comment l’idée de Je suis là s’est-elle développée pour poursuivre ce projet d’accueil et d’intégration par la culture?
Murielle Bechame: Tout a débuté en France avec le spectacle créé au TNT-Toulouse en 2002, De Mémoire d’homme Il est basé sur des contes persans, des témoignages bruts d’exilés afghans et des chants de personnes réfugiées.
La création s’est déroulée dans le sillage des attentats du 11-Septembre 2001 où certaines communautés réfugiées se trouvaient prises à partie, agressées et mises à mal. En France, j’ai découvert des situations d’accueil contestables, où des enfants peuvent se trouver en situation d’humiliation et de détention.
Cette démarche s’intègre dans mon travail au long cours mené en Afghanistan et en Afrique de l’Ouest autour des personnes réfugiées.
Ce dernier a favorisé une prise de conscience sur ce que ces personnes vivaient dans leurs pays respectifs, la douleur de devoir le quitter ainsi que leur famille. Pour enfin se retrouver en Europe tout en étant complètement coupé d’une culture, de codes sociaux, et de façons de vivre autrefois familières dans leur pays en guerre.
À la racine de ces projets, il existe le souci de retrouver un vrai sens humain de l’accueil.
Le processus de création de la pièce Où êtes-vous? a pris racine lors de ma visite dans un centre genevois pour personnes réfugiées avec Muriel Magos du Théâtre Am Stram Gram.
Ce lieu, marqué par le silence de ceux qui cherchent un refuge, résonnait de l’étonnement et de la douleur d’un accueil qui semblait absent. Les résidents exprimaient un sentiment d’isolement, une impression d’abandon.
Et cette question lancinante revenait: «Où sont les Suisses? Pourquoi sommes-nous ici sans jamais rencontrer ceux qui vivent autour de nous?»
Cette interrogation, aussi simple qu’elle puisse paraître, portait en elle une lourde complexité. Elle pointait non seulement l'absence d'un accueil tangible et humain, mais évoquait aussi, en creux, la disparition - celle d’êtres aimés, de semblables perdus en route ou à l’arrivée, face au silence d’une société qui semble détourner le regard.
Cette question faisait écho à l’attente interminable et à l’incompréhension de se voir ainsi repoussés. Comme si l’accueil était un droit inaccessible, une promesse déchue.
Je suis là vise à porter la voix des enfants réfugiés, à les placer au cœur du processus créatif.
Sans oublier de rendre hommage aux artistes du compositeur anglais Benjamin Britten au cinéaste, écrivain et mangaka japonais Hayao Miyazaki, qui confrontent de univers enfantins au mode des adultes sans niaiserie.
Des extraits écrits de l’écrivain et pédagogue polonais Janusz Korczak été proposé aux enfants du spectacle ont résonné en eux, leur offrant un langage pour décrire des réalités qu’ils subissent encore aujourd’hui. Korczak, figure pionnière des droits de l’enfant, critiqua dès 1924 la Déclaration des droits des enfants, soulignant l'invisibilité et la vulnérabilité de cette «petite nation».
Il reste le groupe humain le plus marginalisé.
Dans Je suis là, l’enfant et l’adulte se croisent.
Un regard d’adulte, écho de l’enfant qu’il fut, devient témoin de l’évanescence de l’enfance, ce passage où chaque enfant grandit pour devenir à son tour un adulte, puis un aîné.
Ce «peuple des enfants» partage une culture universelle, bien que ses droits soient souvent bafoués.
Cette traversée, faite d’errance et de quête de sens, est sculptée dans une scénographie mouvante.
Elle est animée par des jeux de lumière inspirés des peintres Rothko et Soulages, où chaque faisceau éclaire les souvenirs d’enfance, ces instants éphémères.
La vidéo permet de développer un espace tissant le rapport entre réel et irréel, ce qui est au présent, peut-être en train de se dérouler, et ce qui est déjà passé. Ou a déjà disparu.
Nous travaillons sur les effets-miroir rendant l’espace kaléidoscopique. De façon à y faire entrer différents espaces-temps, l’imaginaire, Alice au Pays des Merveilles, les rêves, les cauchemars.
Dans les films créés avec les enfants réfugiés pour Je suis là, j’ai voulu honorer à la fois ceux qui ont disparu et ceux qui quittent peu à peu le monde de l’enfance.
La scénographie, conçue comme une installation immersive, explore les dimensions entre vie et disparition. Dans notre culture, le mot «enfant», issu de «in-fans » - celui qui ne parle pas -, rappelle que les enfants sont longtemps restés silencieux, privés de voix.
Ces enfants ne rencontrent pas la société civile suisse et ne font guère l’objet d’une attention personnalisée. Ce geste humain et artistique tend à faire connaître leurs conditions d’accueil, leur ressenti et vécus en participant à rompre tant leur isolement que leur invisibilisation.
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Le spectacle est centré sur leur manière de vivre leur présence à Genève.
Les enfants sont bien au centre du projet, restant libre de choisir ce qu’ils.elles souhaitent dire ou taire.
Il s’agit ici d’exprimer leurs préoccupations sociales et amoureuses, leur mal-être adolescent s’ajoutant au mal-être de leurs vécus. La plupart ne sont pas entouré de parents.
Ensemble, nous travaillons à développer un espace où ces personnes sont libres de s’amuser, de s’exprimer sans avoir à comprendre les codes.
Si je n’avais travaillé avec Christian, je ne me serais peut-être pas rendu compte que ce que je fais ici au plateau avec des enfants réfugié.es qui ne sont pas acteurs et actrices est bien plus important que de monter un énième spectacle de théâtre. Il s’agit bien de travailler sur la relation poétique et non formelle au plateau.
Propos recueillis par Pierre SiméonJe suis là
Les 22, 23 et 24 novembre 2024 au Théâtre Am Stram Gram, Genève, dans le cadre de l'Agora Droits des Enfants
Dès 10 ans
Murielle Bechame, mise en scène, dramaturgie, scénographie, vidéo
Avec Beyzah Afzani, Ambre Balabeau, Amir Besmel, Natasha Chawinga, Samsom Gebread, Setayesh Gholami, Ehsaali Hussaini, Sayed Ahmed Hussaini, Jawad Ismaili, Laura Marques, Lola Mae Miozzari, Nathalie Nath, Fatoumata Sibide, Defne Signoret.
Et les enfants de la classe de Laura Pillonel de l’école du XXXI-Décembre : Alex, Balthazar, Ben, Charlie, Clément, Elion, Evan, Fatiha, Hêloïse, Hiba, Leah, Matias, Mélanie, Ruben, Sebastien, Shandas, Tatiana, Vera, Xhesina, Yoni
Informations, réservations:
https://www.amstramgram.ch/fr/programme/je-suis-la