Publié le 24.01.2023
Du 3 au 19 février, Eugène Labiche et son humour félin rayonnent au Théâtre du Loup. Avec Le Prix Martin, Nathalie Cuenet met en scène un spectacle qui n'est sans doute pas le plus connu de ce maître du vaudeville du XIXe siècle, mais un texte qu'elle avait découvert et qu'elle avait toujours gardé en tête, ne serait-ce que pour sa souple capacité de véhiculer des thèmes inattendus, "comme ça, sans y toucher", mais toujours en provoquant le rire ou le sourire.
Mais il est sans doute temps d'évoquer le pitch, comme l'appelait la publicité dans les années 70 du XIXe siècle: Le Prix Martin est l'histoire simple d'un homme qui se découvre cocu, l'histoire d'une amitié, d'une vengeance, d'une épopée dans les Alpes, d'un gouffre sans fond, de salons parisiens, de femmes fortes, de tempêtes de neige dont aucun des personnages ne sortira indemne. Droite dans ses bottes fourrées, Nathalie Cuenet assume.
Le temps du vaudeville est-il revenu?
Nathalie Cuenet: J’aime beaucoup le vaudeville, c’est à mes yeux un art noble. C’est aussi un genre qui met en valeur le travail des acteurs – Labiche écrivait souvent en ayant en tête les grandes actrices ou les grands acteurs du moment pour les premiers rôles. Je fais de la mise en scène depuis une dizaine d’années, mais comme je suis aussi comédienne, je ressens fortement chez lui cette importance, cette confiance accordée aux interprètes.
Sinon, c’est clairement un spectacle qui a germé pendant le (premier) confinement. Comme beaucoup, j’ai ressenti pendant cette période un grand besoin de gaieté, de quelque chose qui puisse réunir un petit groupe de comédiennes et comédiens, et le public autour d’une pièce joyeuse, dans une dynamique réunificatrice.
Il y a déjà longtemps, à l’époque où je travaillais avec la troupe amateure de La Comédie, nous avions pensé à monter un Labiche. Et j’avais tout lu! Le choix ne s’était pas porté sur Le Prix Martin car il fallait davantage de personnages pour notre production, mais ce texte m’avait énormément plu.
Il a la particularité de véhiculer des thématiques très actuelles. Cette pièce parle entre autres d’homosexualité. Les liens entre Martin et son ami Agénor sont très ambigus. J’ai présenté le texte à des proches qui, sans que je les prévienne, ont tout de suite confirmé mon intuition. Les deux principaux intéressés ne le savent pas, mais leurs scènes sont des scènes de couple. Agénor a beau être l’amant de la femme de Martin, il est évident qu’il préfère son ami.
Ce n’est pas quelque chose que je veux surligner dans la mise en scène. Parce que le texte ne le fait pas. Aussi parce que c’est un vrai amour qu’ils ont entre eux, une amitié très sincère. Mais Labiche est un… coquin. C’est très malin de sa part de mettre cette thématique dans sa pièce, comme ça, sans y toucher.
Quand je l’ai remarquée, cette ambiguïté m’a mise en joie. Cela me fait encore beaucoup rire. Et j’ai d’ailleurs lu quelque part que cela avait contribué au relatif insuccès de la pièce à sa création en 1876 – mais une fois encore, rien n’est affirmé, pas même suggéré.
Oui. Martin est souvent présenté comme un cocu, un lâche. Dans ma direction d’acteurs, je pars du principe que c’est davantage un doux, un tendre, qui a d’autres aspirations que celle de la violence vers laquelle le pousse son cousin mexicain – qui toujours le convainc de passer par un acte de vengeance aussi brutal que définitif. Martin s’engage sincèrement pour plaire à ce cousin qu’il admire, avant que son naturel ne reprenne à chaque fois le dessus.
Martin est aussi un rêveur. La vie aventureuse de son cousin latino-américain, marié à une reine indigène, le fascine. Tout autant que son ami Agénor, ancien militaire, séducteur, portant un nom de grande famille… Tout cela l’impressionne, lui inspire un immense respect, alors qu’il se trouve simple (riche) bourgeois, affublé d’un patronyme trop commun.
Oui. Je considère l’épouse de Martin comme une femme forte. Martin la voit comme un modèle de vertu, mais il ignore au début qu’elle a un amant. Elle s’ennuyait avec lui, elle a pris un amant. Point. La suite montre qu’elle fait toujours ce qu’elle veut. Le cousin mexicain est présenté comme un modèle de virilité – outre son goût pour la justice expéditive, il répète régulièrement que « le muscle, c’est l’homme ». Mais en discutant avec l’équipe, nous avons trouvé intéressant de le montrer tomber sincèrement et profondément amoureux de la femme avec laquelle il s’en ira à la fin du spectacle.
Nous sommes donc loin d’une pièce où tout le monde reprend à la fin la place qu’il occupait au début. La tromperie n’est donc pas sans effet.Je considère que c’est avant tout une pièce sentimentale. La révélation de tromperie de la femme de Martin déclenche quelque chose chez les personnages. Leur périple, en leur faisant quitter l'appartement bourgeois parisien, les éloigne de leur zone de confort. Ils se retrouvent d’abord au pied des sommets alpins. La scénographie les montre soudain beaucoup plus petits que la nature.
Et dans le troisième et dernier acte, le paysage est dominé par la neige et le brouillard. Très loin du confort parisien, donc. Nous accentuons encore le contraste avec le recours à des éléments de musique traditionnelle suisse, et des costumes en peaux de bêtes inspirés de ceux des Roitschäggättä du Lötschental.
C’est lui qui crée ce voyage, cette situation dans laquelle le vernis bourgeois cède et qui favorise l’émergence des émotions profondes. Nous amenons de la neige, du brouillard, des sapins, une atmosphère d’étrangeté. Nous sommes dans le texte, mais au niveau des sensations, j’ai envie que cela frotte un peu.
Est-ce que vous frottez fort?Labiche a un sens du dialogue très précis. Dans le feu de l’action, il va presque jusqu’à l’absurde, ce qui permet aux comédiennes et comédiens de tirer le trait, d’aller plus loin dans le jeu.
Les débuts des deux premiers actes sont des scènes d’exposition, mais chaque fois cela s’accélère, cela s’emballe. Et bien davantage encore dans le troisième, où le texte va jusqu’au chaos, ce qui permet de déconstruire aussi la mise en scène, pour un théâtre plus contemporain.
J’avais envie d’un décalage. Pour des questions esthétiques, je voulais, entre guillemets, dépoussiérer. J’ai finalement opté pour la bourgeoisie des trente glorieuses, celle des années 1960 – avant 1968.
Difficile de parler de l'un sans finir par penser à l'autre. Spontanément, pour vous, en quoi Labiche n’est-il pas Feydeau?Je trouve davantage d’humanité chez Labiche – c’est pour cela que je parle de pièce sentimentale. Nous sommes moins dans la mécanique, mais il y a du rythme. J’ai l’impression que les personnages sont toujours touchés par ce qu’il leur arrive.
Donc on devrait beaucoup rire et s’amuser?J’espère. Et puis, même si ce n’est pas une pièce policière, on sait très tôt que la finalité de l’action consiste à projeter quelqu’un dans un précipice. Des embûches se mettent régulièrement en travers de ce projet, mais on s’en approche néanmoins toujours un peu plus. Il y a un réel suspense de savoir ce qui va advenir de ce projet de vengeance.
Propos recueillis par Vincent BorcardDu 3 au 19 février au Théâtre du Loup
Eugène Labiche, texte - Nathalie Cuenet, mise en scène
Avec Felipe Castro, Etienne Fague, Jean-Paul Favre, Thierry Jorand, Julia Portier, Christian Scheidt, Barbara Tobola, Adrien Zumthor
Informations, réservations:
https://theatreduloup.ch/spectacle/le-prix-martin/