Publié le 15.04.2024
Adaptée du roman éponyme de grande écrivaine romande, Catherine Colomb, par le Collectif CLAR, Pile ou face prend vie avec vivacité et acuité, jetant un regard tantôt amusé, tantôt cruel, sur la bourgeoisie lausannoise et sa vie étriquée dans les années 30.
C’est à découvrir les 19 au 28 avril à La Comédie de Genève.
À travers les tribulations de la famille L., composée de Charles, Élisabeth, et de leur fille Thérèse, la pièce explore les conventions sociales, le mariage bourgeois, et l’amour romantique avec épisodiquement un cynisme délectable. Ce qui commence comme un vaudeville, se mue progressivement en une critique acerbe de la société. Avant de basculer dans une tragédie poignante, témoignant de la vacuité de l'existence.
Œuvre d’une femme a foyer de la bonne bourgeoisie, Pile ou Face manipule habilement les codes du théâtre et du feuilleton. En se jouant des attentes du public, le collectif parvient à rendre hommage à l’oralité caractéristique de Colomb, L'adaptation théâtrale embrasse le style indirect libre du roman, permettant de naviguer entre les perspectives intérieures des personnages, tout en gardant une vue d'ensemble sur la trame, une prouesse qui accentue l'effet satirique et subversif du texte.
L'approche de ne pas situer la pièce dans une période définie met en avant son aspect éternel et universel, reflétant ainsi nos propres normes et désirs. Cette œuvre incite à une introspection sur des sujets tels que la nostalgie de l'enfance, la mémoire, l'oubli et la recherche de l'amour. Dialogue avec Romain Daroles du Collectif CLAR.
Le récit marie un penchant pour la caricature, la satire, le burlesque à un élan épique et tragique.
Romain Daroles: Catherine Colomb, c’est d’abord une langue puisque l’on parle littérature. Il existe des parentés avec le Flaubert de Madame Bovary avec une ample ironie. Comme en témoignent les scènes flaubertiennes de bal.
Fascinant, ce récit est marqué par l’utilisation du discours indirect libre. Sans taire une forme d’introspection ramenant naturellement à Virginia Woolf pour ce qui touche à la tradition du monologue intérieur. Ces éléments amenaient à une adaptation théâtrale.
Méfions-nous de prendre les propos de cette native de Saint-Prex au premier degré. Pour mémoire, Catherine Colomb était souvent dans l’utilisation de pseudonymes autres noms d’emprunt (Charrière, Salvagnin, Tissot). Dans cette interview à ce qui est aujourd’hui la RTS, j’y vois beaucoup d’ironie.
Ainsi, quand elle confesse de manière frontale ne pas parcourir de littérature pour mieux s’adonner à la presse féminine.
Or l’on sait notamment par ses petits-enfants que sa bibliothèque était bien fournie.
Son œuvre semble en effet familière de Balzac, Proust, Bachelard, Rilke, Alexandre Vinet qu’elle a lu très jeune.
Assurément, les références sont là, bien assimilées et comprises. Son œuvre tourne ainsi autour de la mémoire et de l’oubli. «Il n’y a pas de place pour ceux qui ont de la mémoire», entend-on dans Pile ou face. Nous tenterons de traduire cette dimension notamment par la présence d’objets au plateau.
Jusqu’à sa scénographie, la pièce suggère que la mémoire ne peut se déployer ni être possible dans certains cadres culturels bourgeois.
La mémoire peut sérieusement entraver certaines visées d’ascension sociale. On peut imaginer que la société évoquée par l’auteure est comme sclérosée par un trop-plein de mémoire. Paradoxalement ou non, la mémoire évoquée par Catherine Colomb cherche à être réactivée au sein d’un combat dans le futur.
Elle en devient ainsi un principe actif. De plus certaines personnes que l’on dirait aujourd’hui invisibilisées se retrouvent privées de mémoire. Ceci à l’instar d’Elisabeth ou Thérèse, sa fille, qui n’ont pas place à leur propre mémoire dans Pile ou face. À travers leur absence, ce sont des personnages qui s’effacent.
Au cœur de notre travail de collectif, ce qui fait notre marque de fabrique est la récupération concrète d’objets. De fait, l’attention de cette création s’est portée sur l’anachronisme. Nous cherchons à mettre en scène le rapport à l’œuvre que nous avons pu développer.
Il y a donc la tentative de recréer un monde, tant au niveau des costumes que de la scénographie. C’est le chemin entre cette œuvre des années 30 et notre aujourd’hui qui nous passionne.
Ce cycle saisonnier sera présent à travers divers éléments, le travail sur le son notamment. L’œuvre débute se clôt sur une demi-saison baignée d’une forme de tiédeur tragique pour les personnages. C’est la demi-saison, l’époque des fenaisons où rien n’est complètement dessiné.
Le discours tenu par Catherine Colomb est à nouveau ici ambigu. Â travers les souvenirs d’enfance d’Élisabeth, ce roman me fait songer à Flaubert. Ceci dans cette manière de dire la chose et dans le même temps son contraire par un discours.
Il y a certes la nostalgie, la mélancolie, mais aussi l’amertume et l’acidité de la mémoire qui en résultent. Le côté pile ou face précisément. De cette dimension corrosive, l’on peut naturellement se moquer.
Nous le faisons avec le théâtre qui a cette possibilité d’amplitude et de palette de jeu et de composition des personnages. Il est ainsi possible d’infuser à une scène une musique larmoyante pour que l’on bascule dans le cliché et le sourire.
Il s’agit donc d’accentuer ou non le satyre, le cliché et la sincérité de l’émotion. Et s’en amuser à travers nos rapports au plateau à la fois distancié et incarné.
Il y a l’idée de jouer sa vie à pile ou face, l’idée d’un destin qui s’enclenche malgré nous. De fait Pile ou face est aussi un roman de la désillusion amoureuse. Le destin du couple formé par les L n’est pas celui rêvé. Et cela les a impactés toute leur vie. D’où une frustration énorme qu’il ne peuvent surmonter.
On rejoint ici une question philosophique que Catherine Colomb laisse ouverte.